Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/157

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priser ces caquets ; cette générosité de ta part ne m’étonnait pas. Je m’étais trompé. Pardonne-moi ma présomption. Je le conçois quand je rentre en moi-même, tu dois être humiliée qu’on te regarde comme devant être ma femme. Dans le fait, cette union ne t’apporte d’autre avantage que la considération attachée au rang social de mon père. Si tu avais épousé cet artiste qui t’a demandée, tu vivrais heureuse dans une autre sphère, mais qu’importe ! Tu jouirais de l’aisance et tu serais à l’abri de ces ridicules propos que tu crains par-dessus tout. J’ignore si j’ai été pour quelque chose dans ton refus, alors je le regrette, car, je te le redis encore, ce n’est pas mon bonheur, mais le tien qui est l’objet de ma vie. Quand tu seras heureuse, n’importe avec qui, ma tâche sera terminée et j’aurai rempli le vœu d’aveugle dévouement qui subordonne mon être au tien. Non, Adèle, tu as raison, je ne mérite pas que tu supportes le moindre ennui pour moi et du moment où ces propos t’affectent, tu dois m’en vouloir. Toi seule es digne d’un sacrifice, digne de tous, cette vérité me vient du fond de l’âme ; aussi es-tu la seule femme pour qui j’agirais comme je fais, bien que tous mes efforts soient méconnus de toi. Je suis fier et timide, et je sollicite ; je voudrais ennoblir les lettres, et je travaille pour gagner de l’argent ; j’aime et je respecte la mémoire de ma mère, et je l’oublie, cette mère, en écrivant à mon père. Adèle, qu’importent mes efforts, c’est le succès seul que tu me demandes, et j’y arriverai ou je tomberai à la peine. Cependant je ne suis pas tel que tu voudrais. Tu me disais il n’y a qu’un instant : J’aimerais un homme qui... Tu n’as pas achevé, me laissant sans doute la tâche de terminer ta pensée. Je suis donc sorti avec la conviction de ne pas être celui que tu aimerais et avec la résolution de tout faire pour que tu n’aies plus à te plaindre de moi, même injustement. Si cette lettre te semble triste, tu me diras peut-être que tu attribues cela à ce que tu m’as parlé de mes affaires, mais que tu ne m’en entretiendras plus, etc. Je te préviens que cette amère ironie ne ferait que m’affliger davantage, tu dois savoir que c’est un plaisir et un bonheur pour moi que de recevoir et de suivre tes conseils ; ils me seront toujours précieux et chers. Ce qui me désole, c’est de savoir que ton affection pour moi n’est pas à l’épreuve d’un sot propos, c’est de savoir que sans cela tu pourrais attendre encore notre union quelques années, c’est de savoir que tu aimerais un homme qui... Oui, Adèle, tu as raison, il serait digne d’être aimé de toi celui qui n’oublierait jamais la fierté de son caractère, qui n’aurait aucune condescendance, ne ferait aucune concession, et ne sortirait jamais de sa place, pas même pour toi. J’avoue que je n’ai pas su être tel et que demain, si tu crois que j’ai tort, je serai encore prêt à te demander pardon.

Adieu, permets-moi de te forcer encore de m’embrasser, car jusqu’à ce que tu en décides autrement, je serai ton mari.