Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/184

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Dimanche, 9 h. du soir [31 mars].

C’était avec un chagrin profond, mon Adèle chérie, que je croyais remarquer depuis quelque temps de l’indifférence dans l’accueil que tu faisais à mes lettres. J’avais été plus d’une fois obligé de t’avertir qu’il était possible que je t’eusse écrit, et plus d’une fois encore je m’étais vu sur le point de remporter les lettres que j’avais été si heureux de t’écrire en pensant que tu les lirais. Aussi, ta demande m’a-t-elle causé ce soir une surprise à la fois pénible et douce, pénible, puisque par extraordinaire je n’avais pas de billet à te remettre, douce, parce qu’elle me prouvait que tu daignais encore penser quelquefois et peut-être trouver quelque plaisir à lire une lettre de ton Victor. — Je crains, mon Adèle, que tu ne sois grondée ce soir à cause de moi, et c’est moi pourtant qui seul aurais droit de me plaindre, mais je veux me taire là-dessus, j’endure tout cela sans murmurer pour ma femme adorée, je regrette même de t’en avoir reparlé ici. Que sont ces contrariétés près de la félicité d’être aimé de toi ! Mon Adèle ! oh oui ! c’est cette félicité qui fait toute ma joie, ma seule joie, et quand je me surprends l’audace d’y croire, je suis le plus heureux des êtres. Est-il bien vrai qu’il y a sous ce sein bien-aimé un cœur qui bat pour moi ? Est-il bien vrai que j’ai quelquefois place dans les rêves de l’ange qui remplit, qui enchante tous les miens ? Oh ! si je voulais essayer de te dire, mon Adèle, tout le bonheur que renferme pour moi la félicité d’être aimé de toi, cette lettre serait éternelle. Adieu pour ce soir, je n’ai bientôt plus de lumière, cela est d’autant plus fâcheux que j’espérais remplir ces quatre pages avant de me coucher ; mais il faut céder à la nécessité, et d’ailleurs que pourrais-je ajouter quand je t’ai dit que je t’adore, ce que tu sais comme moi, et que je t’embrasse, bonheur qui ne m’arrive pas aussi souvent que je le dis. Adieu donc, hélas ! il faut s’arracher à toi !


Lundi, 4 h. de l’après-midi.

Je crains à chaque instant d’être dérangé, mon Adèle, et pourtant je voudrais bien t’apporter ces quatre pages ce soir. Et toi, m’as-tu écrit ? Aurai-je ce soir quand je te quitterai le bonheur de te retrouver dans une douce