Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/420

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mais les mille affaires et les mille devoirs qui se disputent nos moments dans cette ville ne m’ont pas laissé le temps de respirer. Je comptais t’écrire avant de me coucher, mais nous sommes quatre dans la même chambre, nous nous couchons tous à la même heure, et nul ne prend la liberté de garder sa bougie allumée.

Figure-toi d’ailleurs le désordre de ces quatre lits, de ces quatre bagages d’hommes dispersés dans une pièce grande comme les deux tiers de ta chambre de Blois. Il n’y a pas de temps perdu ; la poste était partie quand nous sommes arrivés, et cette lettre ne t’arrivera pas plus tard que si elle eût été écrite hier. Seulement, si ce retard m’afflige, c’est pour moi ; j’aurais bien désiré joindre au bonheur de lire une lettre de toi, celui de t’en écrire une. — Que je suis content de ma Didine, mon Adèle ! elle a donc une dent, et une dent enfantée sans douleur ! Dis-lui bien en l’embrassant mille fois que son petit papa est satisfait de sa conduite en cette occasion, et qu’il portera à sa maman de bons biscuits de Reims qui rendront son lait plus sucré. Dis à Augustine de continuer à te bien servir et que je serai content d’elle.

Je vais poursuivre le détail de notre voyage. Nous avons dîné hier à Soissons, qui est une des plus jolies villes de France ; elle a une vallée délicieuse et deux églises admirables. L’une, la cathédrale, a été restaurée, c’est-à-dire dégradée indignement. L’autre, l’église de Saint-Jean, a été ruinée par la Révolution. Il lui reste deux aiguilles magnifiques, et le débris d’un cloître dont la destruction est à jamais déplorable. On est fâché d’être français quand on voit ces profanations commises par des français sur des monuments français. En quittant Soissons, nous avons fait changer le chargement de la voiture. Ma malle, qui est vieille, avait été mise sur le côté, les pitons avaient cédé, elle s’était ouverte, la boîte de ma croix s’était ouverte aussi, et les divers bijoux qu’elle renfermait dansaient devant l’ouverture. Nous avons cru tout perdu. J’en ai été quitte pour un peu de poussière dans la malle et pour mes deux médailles qui ont été frustrées, c’est-à-dire qui se sont rayées réciproquement. Cela n’enlève rien de son prix à la médaille d’or, et M. de Cailleux se fait fort de réparer ce malheur en faisant refrapper la médaille. Nous avons couché à Braine, jolie ville bien bâtie, qui a une autre église en ruines aussi belle que l’abbaye de Jumièges, dont tu as vu les dessins dans le Voyage pittoresque de Nodier. Partis de Braine hier à trois heures et demie du matin, nous sommes arrivés à Reims à une heure. Là, autre accident. La caisse de Nodier s’était défoncée ; tous ses effets ont été inondés de poussière et il a perdu trois cols. Et nous avons dit : Qu’on est à plaindre de voyager sans sa femme ! En arrivant, je suis allé à la poste et à la diligence, j’ai retiré tes lettres, mon