Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/467

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’ancien régime politique, sont mes adversaires et au besoin mes ennemis naturels. Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre non représentée ? C’est tout ce qu’il y a de plus fragile et de plus incertain au monde. Une scène, un vers, un mot, divulgués et travestis d’avance, peuvent, tous les théâtres le savent, tuer une œuvre dramatique avant même qu’elle ait vécu. D’où il résulte que la censure, qui est une vexation odieuse pour toutes les écoles, est pour nous, hommes de la liberté de l’art, quelque chose de pire encore, un piège, une embûche, un guet-apens. Il m’importerait donc que cinq ennemis avoués ne fussent pas avant la représentation dans le secret de ma pièce, et ne pussent en révéler d’avance les détails aux cabales intéressées à bien diriger leurs coups. Dans ma position, la pire de toutes les cabales, c’est la censure. »

Voilà ce que je disais au ministre d’alors. Ce qu’il avait accordé à d’autres, il jugea à propos de me le refuser. Ma demande fut rejetée.

Seulement, le ministre consentit à ne livrer Marion de Lorme qu’à un seul censeur, et me laissa le choix de ce censeur unique, que je n’eus pas cependant la faculté de choisir hors du bureau de censure. Je désignai un homme de lettres qui me parut offrir le plus de garanties, et avec qui j’avais eu des relations amicales avant qu’il fût censeur. Cet examinateur, comme il s’appelait, me fit de mes défiances contre la censure un reproche presque tendre. — Il concevait, disait-il, tous les inconvénients, tout le danger de vers divulgués, colportés, mutilés, parodiés avant la représentation d’un ouvrage dramatique, mais mes préventions contre la censure m’entraînaient trop loin. Les examinateurs dramatiques, continua-t-il, ne sont plus hommes de lettres. Chargés d’un rôle tout officiel, occupés seulement d’extirper les allusions politiques, ils ne savent pas, ils ne doivent pas même savoir quelle est la couleur littéraire de l’ouvrage qu’ils censurent. Hors de l’affaire ministérielle, ils n’ont rien à voir. Le censeur qui méchamment divulguerait les détails de l’ouvrage qu’il a censuré ne serait, et je cite ses propres expressions, ni moins indigne, ni moins odieux que le prêtre qui révélerait les secrets du confessionnal.

Voilà ce que me disait mon censeur d’alors. Certes, ce langage eût rassuré de moins entêtés que moi sur le compte des hommes et des choses de police. Cependant, M. de La Bourdonnaye survint au ministère, et Marion de Lorme fut proscrite. Fidèle à mes travaux de conscience et d’art, je tâchai de réparer de mon mieux le tort que me faisait le ministre. Je fis Hernani. La Comédie-Française mit sur-le-champ ce drame à l’étude. Il fallut le soumettre à l’examen du pouvoir. Je n’ai aucune faveur à demander au ministère actuel, j’envoyai donc mon drame à la censure, la prenant telle qu’elle est, sans réclamations ni précautions, mais non sans défiance. Je me