Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/47

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démontré que mon devoir était de te conserver un défenseur tant que tu pourrais en avoir besoin, je pleurai comme un lâche, et je n’eus plus la force de considérer de sang-froid l’obligation de vivre loin de toi, et de vivre.

Depuis ce jour, je ne respire, je ne parle, je ne marche, je n’agis qu’en pensant à toi ; je suis comme dans le veuvage ; puisque je ne puis être près de toi, il n’y a plus de femme au monde pour moi que ma mère ; dans les salons où j’ai été jeté, on me croit l’être le plus froid qu’il y ait, nul ne sait que j’en suis le plus passionné.

Ces détails ne peuvent t’ennuyer, je rends compte de ma conduite à ma femme : je serais bien heureux si tu pouvais me dire les mêmes choses de toi.

Je t’ai vue ce matin et ce soir ; il fallait bien que je te visse pour qu’un tel anniversaire ne passât pas sans quelque joie ; ce matin, je n’ai pas osé te parler, tu m’as tout défendu avant le 28 ; je respecte ton ordre, mais il m’a bien affligé. Adieu pour ce soir, mon Adèle, la nuit est avancée, tu dors et tu ne songes pas à une boucle de tes cheveux que, chaque soir, avant de s’endormir, ton mari presse religieusement sur ses lèvres.


27 avril

À la tristesse qui depuis un an est devenue ma seconde nature, il se joint depuis quelques jours une fatigue, un épuisement de travail qui me jette par intervalles dans une apathie singulière. Je n’ai de plaisir qu’à t’écrire. Alors tout mon embarras est de trouver des mots qui rendent mes idées et mes émotions. Tu dois trouver quelquefois, Adèle, le langage de mes lettres bizarre ; cela tient aux difficultés que j’éprouve à t’exprimer, même imparfaitement, ce que je sens pour toi.

J’attends de toi une longue, très longue lettre, qui me récompense de mon mois d’attente, un journal détaillé où tu m’inities au secret de toutes tes actions, de toutes tes pensées ; je t’aurais écrit aussi de mon côté jour par jour si j’avais été aussi sûr de ne pas t’ennuyer que tu es sûre de m’intéresser. Au reste, mon journal quotidien se réduirait à ces mots : J’ai pensé à toi tout le jour, dans mes occupations, toute la nuit, dans mes songes.

Que te dirais-je de plus ? Que je t’ai vue deux fois à Saint-Sulpice seule, et que deux fois tu m’as refusé la permission que le bon Dieu semblait nous donner de passer une heure ensemble ? Que je t’ai rencontrée un soir près de ta porte, et que le seul de nous deux qui ait reconnu l’autre, c’est