Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/499

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je vous vois, elle saigne. Vous devez trouver quelquefois que je ne suis plus le même. C’est que je souffre avec vous maintenant. Cela m’irrite, contre moi d’abord et surtout, puis contre vous, mon pauvre et toujours cher ami, et enfin contre une autre dont c’est peut-être aussi le vœu que je vous exprime dans cette lettre. De toutes ces souffrances du cœur, il s’échappe toujours, quoi que je fasse, quelque chose au dehors ; et cela nous rend tous malheureux, plus malheureux qu’avant de nous être revus.

Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de nous revoir un jour, le plus tôt possible, et pour la vie. L’éloignement de nos quartiers, l’été, les courses à la campagne, qu’on ne me trouve jamais chez moi, voilà des prétextes suffisants pour le monde. Quant à nous, nous saurons à quoi nous en tenir. Nous nous aimerons toujours. Nous nous écrirons, n’est-ce pas ? Quand nous nous rencontrerons quelque part, ce sera une joie, nous nous serrerons la main avec plus de tendresse et d’effusion qu’ici. Que dites-vous de tout cela ? Écrivez-moi un mot.

J’arrête ici cette lettre. Ayez pitié de toutes ces idées sans suite. Cette lettre m’a bien fait souffrir, mon ami. Brûlez-la, que personne ne puisse jamais la relire, pas même vous.

Adieu.

Votre ami, votre frère,
Victor.

J’ai fait lire cette lettre à la seule personne qui devait la lire avant vous[1].


À Sainte-Beuve.


7 juillet 1831.

Je reçois votre lettre[2], cher ami, elle me navre. Vous avez raison en tout, votre conduite a été loyale et parfaite, vous n’avez blessé ni dû blesser personne... tout est dans ma pauvre malheureuse tête, mon ami ! Je vous aime en ce moment plus que jamais, je me hais, sans la moindre exagéra-

  1. 'Archives Spoelberch de Lovenjoul.
  2. Écrite le 7 juillet, en réponse à la lettre du 6 ; Sainte-Beuve s’y montre affectueux : « ... Cette lettre qui m’accable et m’afflige beaucoup ne m’irrite nullement, j’ai un regret amer, une douleur secrète d’être pour une amitié comme la vôtre une pierre d’achoppement, un gravier intérieur, une lame brisée dans la blessure... ». — Gustave Simon, Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Mme Victor Hugo. Revue de Paris, 1er janvier 1905.