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À Léopoldine.


Biarritz, 26 juillet [1843].

Je vois ici la mer comme au Havre, mais je la vois sans toi, ma fille bien-aimée. Je me promène sur des grèves, j’admire de magnifiques rochers, mais je me promène sans toi, j’admire sans toi. Je ne sens pas ton bras doucement posé sur le mien. La nature est toujours bien belle, mon enfant, mais elle est vide quand ceux qu’on aime sont absents.

Je suis venu de la Rochelle ici par mer, et, comme je le marque à ta mère, en arrivant à Biarritz j’ai lu dans des journaux que j’étais à Bordeaux et dans d’autres que j’étais en Suisse.

Je passerais ici ma vie si je vous avais tous, c’est un lieu ravissant ; l’océan avec un beau ciel, une plage admirablement déchirée, ce qui donne à la marée tout l’aspect d’une tempête. Mais vous n’y êtes pas, et tout me manque. Je travaille beaucoup. Cela occupe la pensée, sinon le cœur.

Embrasse ton cher mari pour moi, et écris-moi, mon enfant chérie. Ta mère te donnera l’adresse. Mes hommages à madame Lefèvre. Mes amitiés à Auguste Vacquerie. Je t’embrasse encore et toujours[1].


À François-Victor.


Paris, 28 juillet [1843].

C’est le lundi 10 juillet à six heures vingt-cinq minutes du matin que que je t’ai perdu de vue, mon Toto bien-aimé. J’étais sur le paquebot La Normandie qui s’éloignait rapidement vers Honfleur ; toi, tu étais debout sur la jetée du Havre, un pied sur le parapet, le coude sur ton genou, la tête dans ta main, et tu regardais le bateau s’enfuir. Mes yeux, mon enfant chéri, sont restés fixés sur toi jusqu’au moment où tu n’as plus été qu’un petit point noir qui s’est tout à coup évanoui dans la brume profonde de la mer. Je me disais, ce petit point noir, c’est mon enfant, c’est une partie de ma vie, de mon âme et de ma joie ; ce petit point noir, c’est un jeune esprit qui travaille, c’est un cœur qui m’aime. — Et puis, quand tout a disparu, je me suis dit : dans deux mois, ce petit point noir reparaîtra

  1. Archives de la famille de Victor Hugo.