Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/627

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Alors redoublèrent prose, vers, satires, vaudevilles, couplets, caricatures, la pluie devint grêle. Quand les barbus passaient sur le boulevard ou dans un carrefour, les femmes se détournaient, les vieillards levaient les yeux au ciel, les polissons des rues suivaient l’homme à barbe avec de longues huées. Il y eut des duels de plume et des duels d’épée. Les combattants s’exaspérèrent par le combat, la moutarde leur monta au nez, et une année durant, comme dit Piron, ils éternuèrent des épigrammes. Le bon Dieu fut vertement tancé pour avoir inventé la barbe. L’homme orné de cette chose fut déclaré bouc. La barbe fut décrétée laide, sotte, sale, immonde, infecte, repoussante, ridicule, antinationale, juive, affreuse, abominable, hideuse, et, ce qui était alors le dernier degré de l’injure, — romantique ! On évoqua toutes les maladies du cuir chevelu, la plique des polonais, la lèpre des hébreux, la mentagre des romains. Il fut dit qu’avec la barbe, la variété des physionomies humaines s’effacerait, que tous les visages se ressembleraient, qu’il n’y aurait plus que quatre têtes d’hommes, une tête brune, une tête blonde, une tête grise et une tête rouge ; que ce serait alors que l’homme serait horrible aux yeux de la femme, et qu’Adam barbu deviendrait si laid qu’Ève n’en voudrait pas. Il fut dit que jamais un homme vraiment beau n’aurait recours à cet expédient de se cacher la moitié du visage, et que les seules têtes réellement belles étaient celles qui pouvaient se passer de barbe. Il fut dit que jamais un de ces maîtres du monde au profil romain, au front couronné de lauriers, aux yeux profonds, aux joues impériales, n’aurait songé à dérober sous le poil son menton saillant, sévère, pensif et beau, et que tous les césars, depuis César jusqu’à Napoléon, étaient rasés.

Dès l’abord, l’école glapissante et vénérable qui soutient les « saines doctrines », le « goût », le « grand siècle », le « tendre Racine », etc., etc., etc., était intervenue dans la lutte. Elle avait déclaré la barbe romantique, elle déclara le menton rasé classique. Après une année de colères et d’acharnement, elle proclama sa victoire en affirmant d’une façon triomphante et souveraine que jamais la France, jamais le peuple « le plus spirituel de la terre », n’adopterait cette coutume repoussante de la barbe.

Quinze ans se sont écoulés. Il est advenu ce qu’il advient toujours de toutes les victoires de l’école classique, aujourd’hui, tout le monde en France porte la barbe.

Tout le monde, — excepté peut-être celui qui avait ému cette belle querelle et obtenu ce beau succès[1]

  1. Archives de la famille de Victor Hugo.