Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome II.djvu/151

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grande joie : mon dernier fils m’est revenu. Il est maintenant avec moi. J’en remercie Dieu. C’est une triste chose pour le proscrit que le foyer incomplet.

À présent, voici le printemps, j’ai toute ma famille là, j’ai le cœur plus content, le soleil me sourit et je souris au soleil. Autrefois j’avais Paris sous ma fenêtre ; maintenant j’ai l’Océan ; les deux bruits se ressemblent, et les deux grandeurs aussi. Les premières fleurs se montrent parmi les quelques brins d’herbe que j’appelle mon jardin. De temps en temps, je vois, de ma table où je vous écris, un bel oiseau blanc jouer dans l’écume des vagues ou traverser l’azur et la lumière, et il me semble que c’est votre poésie qui passe.

J’ai reçu la note que vous m’avez envoyée et je l’ai classée en son lieu. Elle me sera très utile. Et, soyez tranquille, j’aurai soin de ne compromettre rien, ni personne.

J’ai fait des vers tout cet hiver ; de la poésie pure, et de la poésie mêlée aux événements. Je vais publier les derniers, s’il y a encore moyen de publier quelque chose en Europe. Je ferai en sorte que ce volume vous parvienne. Je ne leur ai encore donné le fouet qu’en prose ; quand je les aurai souffletés en vers, je reprendrai haleine.

Je vous demande des lettres, de longues lettres, de ces belles pages nobles, fermes et douces comme vous les écrivez si simplement. Je vous demande de m’écrire une page pour une ligne, vous qui pouvez tout me dire et qui n’avez pas peur de me compromettre. Je vous demande de ne pas nous oublier, nous autres qui portons le faix de la lâcheté publique et qui souffrons pendant que la France dort. L’oubli d’un cœur comme le vôtre, c’est cela qui serait l’exil.

Continuez d’être la femme fière, grande, calme, indignée, courageuse. Votre attitude, au milieu de ces hontes, est l’honneur de votre sexe et suffit pour consoler les âmes honnêtes. La rougeur viendrait au front s’il n’y avait pas quelques femmes là, depuis vous qui pensez, jusqu’à Pauline Roland[1] qui meurt.

Restez ce que vous êtes, l’esprit charmant, le grand cœur, l’altière intelligence, et laissez-moi vous envoyer du fond de l’ombre mes plus tendres effusions.

Victor Hugo[2].
  1. Victor Hugo, dans Les Châtiments, a consacré une poésie à Pauline Roland ; il y dépeint son ardeur à prêcher au peuple la résistance au coup d’État, il loue sa fermeté d’âme durant sa captivité et son séjour à Lambessa, d’où elle ne revint que pour mourir.
  2. Gustave Simon. — Victor Hugo et Louise Colet, Revue de France. 15 mai 1926.