Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome II.djvu/214

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Vous êtes mon voisin pourtant : vous voilà installé magnifiquement dans cette Grande Place où j’ai niché sept mois entre le haut beffroi plein du duc d’Albe et la bouteille à encre d’où sortait Napoléon-le-petit. Vous rappelez-vous ? Vous veniez le matin ; Charras était dans un coin, Lamoricière dans l’autre, fumant dans la pipe de Charles ; Charles et Hetzel sur le canapé qui me servait de lit ; et, avec le beau soleil dans ma large fenêtre, je vous lisais une page du livre. Les bonnes poignées de main qu’on se donnait ensuite !

Maintenant tout s’est coloré autrement, en rose pour vous, en sombre pour moi. Vous êtes marié au succès, au bonheur, à une charmante femme, à un public amoureux, aux applaudissements, aux sourires ; moi j’ai épousé la mer, l’ouragan, une immense grève de sable, la tristesse et toutes les étoiles de la nuit.

Je vous souhaite, madame, la bonne année, deux patries et deux hommes, la Belgique plus la France, et votre mari plus un fils[1] 1854.

Écrivez-moi, cher ami, jetez dans mes rêveries ce bon rire gaulois et naïf que vous avez et que j’aime. Nous attendons le petit Franco-Belge à époque fixe : nous savons que vous visez juste.

Je prends vos deux baisers et je vous en rends quatre, un sur chaque joue.

V. H.

Dites à mon excellent et cher Hetzel que je fais force de rames vers lui. Ce sera un livre à part que ces Contemplations. Si jamais il y aura eu un miroir d’âme, ce sera ce livre-là[2].


À Paul Meurice[3]


Dimanche 18 février [1855].

Cher ami, depuis ma dernière lettre que vous avez dû recevoir il y a une dizaine de jours, la mort m’a visité. J’ai perdu un bon vieux cher ami, mon frère Abel[4]. Nous vivions loin l’un de l’autre autant par les idées que par la distance matérielle, tout en nous aimant profondément. Maintenant il est dans la vérité et dans la lumière. Il doit voir que c’est le sacrifice qui a raison, que c’est le progrès qui a raison, que c’est la souffrance qui a raison, et je

  1. « … J’aperçois venir un petit démoc-soc. qui, selon toute apparence, naîtra le 24 février pour l’anniversaire de la République. » Lettre de Deschanel, 30 Xbre
  2. Archives de la famille de Victor Hugo.
  3. Inédite.
  4. Mort le 7 février 1855.