Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
174
LE RHIN.

Ont-elles trouvé l’explication que je leur laissais ? je l’ignore ; je me suis enfoncé dans les détours de la ruine et je ne les ai plus revues.

Je n’ai rien su non plus du mystérieux chevalier décapité. Triste destinée ! Quel crime avait donc commis ce misérable ? Les hommes lui avaient infligé la mort, la providence a ajouté l’oubli. Ténèbres sur ténèbres. Sa tête a été retranchée de la statue, son nom de la légende, son histoire de la mémoire des hommes. Sa pierre sépulcrale elle-même va sans doute bientôt disparaître. Quelque vigneron de Sonneck ou du Ruppertsberg la prendra un beau jour, dispersera du pied le squelette mutilé qu’elle recouvre peut-être encore, coupera en deux cette tombe et en fera le chambranle d’une porte de cabaret. Et les paysans s’attableront, et les vieilles femmes fileront, et les enfants riront autour de la statue sans nom, décapitée jadis par le bourreau et sciée aujourd’hui par un maçon. Car de nos jours, en Allemagne comme en France, on utilise les ruines. Avec les vieux palais on fait des cabanes neuves.

Hélas ! les vieilles lois et les vieilles sociétés subissent à peu près la même transformation.

Regardons, étudions, méditons, et ne nous plaignons pas. Dieu sait ce qu’il fait.

Seulement je me demande quelquefois : Pourquoi faut-il que le « goujat » ne se contente pas d’être debout, et qu’il ait toujours l’air de chercher à se venger de l’empereur enterré ?

Mais, mon ami, me voici bien loin du Falkenburg. J’y reviens. — C’était beaucoup pour moi de me savoir dans ce nid de légendes, et de pouvoir dire des choses précises à ces vieilles tours qui se tiennent encore si fières et si droites, quoique mortes et laissant aller leurs entrailles dans l’herbe. J’étais donc dans ce manoir fameux dont je vous conterai peut-être les aventures, si vous ne les savez pas. Guntram et Liba surtout me revenaient à l’esprit. C’est sur ce point que Guntram rencontra les deux hommes qui portaient un cercueil. C’est dans cet escalier que Liba se jeta dans ses bras et lui dit en riant : — Un cercueil ? non, c’est le lit nuptial que tu auras vu. — C’est près de cette cheminée, encore scellée au mur sans plancher et sans plafond, qu’était le bois de lit qu’on venait d’apporter et qu’elle lui montra. C’est dans cette cour, aujourd’hui pleine de ciguës en fleur, que Guntram, conduisant sa fiancée à l’autel, vit marcher devant lui, visibles pour lui seul, un chevalier vêtu de noir et une femme voilée. C’est dans cette chapelle romane écroulée, où des lézards vivants se promènent sur des lézards sculptés, qu’au moment de passer l’anneau bénit au joli doigt rose de sa fiancée, il sentit tout à coup une main froide dans la sienne, — la main de la pucelle du château de la forêt, qui se peignait la nuit en chantant