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LÉGENDE DU BEAU PÉCOPIN.

— J’en conviens, dit Pécopin.

— Et puis enfin, poursuivit le diable, quel mal cela peut-il vous faire, à vous, mon jeune vaillant, d’aider un pauvre vieillard infirme à attacher cette outre sur ses épaules ?

Ceci parut concluant à Pécopin. Il se baissa, souleva de terre l’outre, qui se laissa faire sans difficulté, et, la soutenant entre ses bras, il s’apprêta à la poser sur le dos du vieillard, qui se tenait courbé devant lui.

Un moment de plus, et c’était fait.

Le diable a des vices ; c’est là ce qui le perd. Il est gourmand. Il eut dans cette minute-là l’idée de joindre l’âme de Pécopin aux autres âmes qu’il allait emporter ; mais pour cela il fallait d’abord tuer Pécopin.

Il se mit donc à voix basse à appeler un esprit invisible auquel il commanda quelque chose en paroles obscures.

Tout le monde sait que lorsque le diable dialogue et converse avec d’autres démons, il parle un jargon moitié italien, moitié espagnol. Il dit aussi çà et là quelques mots latins.

Ceci a été prouvé et clairement établi dans plusieurs rencontres, et en particulier dans le procès du docteur Eugenio Torralva, lequel fut commencé à Valladolid le 10 janvier 1528, et convenablement terminé le 6 mai 1531 par l’autodafé dudit docteur.

Pécopin savait beaucoup de choses. C’était, je vous l’ai dit, un cavalier d’esprit qui était homme à soutenir bravement une vespérie. Il avait des lettres. Il connaissait la langue du diable.

Or, à l’instant où il lui attachait l’outre sur l’épaule, il entendit le petit vieillard courbé dire tout bas : Bamos, non sierra occhi, verbera, frappa, y echa la piedra. Ceci fut pour Pécopin comme un éclair.

Un soupçon lui vint. Il leva les yeux, et vit à une grande hauteur au-dessus de lui une pierre énorme que quelque géant invisible tenait suspendue sur sa tête.

Se rejeter en arrière, toucher de sa main gauche le talisman, saisir de la droite son poignard et en percer l’outre avec une violence et une rapidité formidables, c’est ce que fit Pécopin, comme s’il eût été le tourbillon qui, dans la même seconde, passe, vole, tourne, brille, tonne et foudroie.

Le diable poussa un grand cri. Les âmes délivrées s’enfuirent par l’issue que le poignard de Pécopin venait de leur ouvrir, laissant dans l’outre leurs noirceurs, leurs crimes et leurs méchancetés, monceau hideux, verrue abominable qui, par l’attraction propre au démon, s’incrusta en lui, et, recouverte par la peau velue de l’outre, resta à jamais fixée entre ses deux épaules. C’est depuis ce jour-là qu’Asmodée est bossu.

Cependant, au moment où Pécopin se rejetait en arrière, le géant invi-