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LE RHIN.

crime architectural, par notre silence, par notre tolérance, par notre inertie, et c’est sur nous tous contemporains que la postérité fera un jour justement retomber son blâme et son indignation, lorsqu’en présence de deux édifices défigurés, abâtardis, parodiés, mutilés, travestis, déshonorés, méconnaissables, elle nous demandera compte de ces deux admirables basiliques, belles entre les belles églises, illustres entre les illustres monuments, l’une qui était la métropole de la royauté, l’autre qui est la métropole de la France !

Baissons la tête d’avance. De pareilles restaurations équivalent à des démolitions.

Le badigeonnage, lui, se contente d’être stupide. Il n’est pas dévastateur. Il salit, il englue, il souille, il enfarine, il tatoue, il ridiculise, il enlaidit ; il ne détruit pas. Il accommode la pensée de César Césariano ou de Herwin de Steinbach comme la face de Gauthier Garguille ; il lui met un masque de plâtre. Rien de plus. Débarbouillez cette pauvre façade empâtée de blanc, de jaune, ou de rose, ou de gris, vous retrouvez vivant et pur le vénérable visage de l’église.

S’asseoir au haut du Klopp, vers l’heure où le soleil décline, et de là regarder la ville à ses pieds et autour de soi l’immense horizon ; voir les monts se rembrunir, les toits fumer, les ombres s’allonger et les vers de Virgile vivre dans le paysage ; aspirer dans un même souffle le vent des arbres, l’haleine du fleuve, la brise des montagnes et la respiration de la ville, quand l’air est tiède, quand la saison est douce, quand le jour est beau, c’est une sensation intime, exquise, inexprimable, pleine de petites jouissances secrètes voilées par la grandeur du spectacle et la profondeur de la contemplation. Aux fenêtres des mansardes, des jeunes filles chantent, les yeux baissés sur leur ouvrage ; les oiseaux babillent gaîment dans les lierres de la ruine, les rues fourmillent de peuple, et ce peuple fait un bruit de travail et de bonheur ; des barques se croisent sur le Rhin, on entend les rames couper la vague, on voit frissonner les voiles ; les colombes volent autour de l’église ; le fleuve miroite, le ciel pâlit ; un rayon de soleil horizontal empourpre au loin la poussière sur la route ducale de Rudesheim à Biberich et fait étinceler de rapides calèches qui semblent fuir dans un nuage d’or portées par quatre étoiles. Les laveuses du Rhin étendent leur toile sur les buissons, les laveuses de la Nahe battent leur linge, vont et viennent, jambes nues et les pieds mouillés, sur des radeaux formés de troncs de sapins amarrés au bord de l’eau, et rient de quelque touriste qui dessine l’Ehrenfels. La Tour des Rats, présente et debout au milieu de cette joie, fume dans l’ombre des montagnes.

Le soleil se couche, le soir vient, la nuit tombe, les toits de la ville ne font plus qu’un seul toit, les monts se massent en un seul tas de ténèbres