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LE RHIN.

et son bourreau Knipperdolling, le jeune Charles-Quint faisant étinceler en étoiles de diamants sur son bouclier le mot nondum, Wallenstein servi par soixante pages gentilshommes, Tilly en habit de satin vert sur son petit cheval gris, Gustave-Adolphe traversant la forêt thuringienne, la colère de Louis XIV, la colère de Frédéric II, la colère de Napoléon, toutes ces choses terribles qui tour à tour ébranlèrent ou effrayèrent l’Europe, ont frappé comme des éclairs ces vieilles murailles. Ces glorieux manoirs ont reçu le contre-coup des suisses détruisant l’antique cavalerie à Sempach, et du grand Condé détruisant l’antique infanterie à Rocroy. Ils ont entendu craquer les échelles, glapir la poix bouillante, rugir les canons. Les lansquenets, valets de la lance, l’ordre-hérisson si fatal aux escadrons, les brusques voies de fait de Sickingen, le grand chevalier, les savants assauts de Burtenbach, le grand capitaine, ils ont tout vu, tout bravé, tout subi. Aujourd’hui, mélancoliques, la nuit, quand la lune revêt leur spectre d’un linceul blanc, plus mélancoliques encore en plein soleil, remplis de gloire, de renommée, de néant et d’ennui, rongés par le temps, sapés par les hommes, versant aux vignobles de la côte une ombre qui va s’amoindrissant d’année en année, ils laissent tomber le passé pierre à pierre dans le Rhin, et date à date dans l’oubli.

Ô nobles donjons ! ô pauvres vieux géants paralytiques ! ô chevaliers affrontés ! un bateau à vapeur, plein de marchands et de bourgeois, vous jette en passant sa fumée à la face.