Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/334

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
LE RHIN.

les paysans me saluent gravement avec leur grand chapeau à la Henri IV ; les jeunes filles et les vieilles femmes me considèrent comme un passant familier, et me disent : Guttag. — À propos, ici, plus que partout, je me demande, chaque fois que je traverse une rue de bourg ou de hameau, comment d’aussi jolies jeunes filles peuvent faire d’aussi laides vieilles femmes. — Je dessine çà et là les baraques qui ont du style. Dans ce pays dévasté par les guerres féodales, les guerres monarchiques et les guerres révolutionnaires, les cabanes sont construites avec les ruines des châteaux ; cela fait d’étranges édifices. L’autre jour, j’ai rencontré une masure de paysan ainsi composée : quatre murs de torchis, blanchis à la chaux, une porte et une fenêtre sur la façade ; à droite de la porte, le lion de Bavière couronné, portant le globe et le sceptre, sculpté presque en ronde bosse sur une large dalle de grès rouge. À gauche de la fenêtre, une autre lame de grès rouge, grand bas-relief représentant un poing crispé sur un billot et à demi entaillé par une hache. Au-dessus de la hache, cette date effacée, 16.. ; au-dessous du billot, cette autre date, 1731 ; entre les deux dates, ce mot : renovatvm. Rien de plus mystérieux et de plus sinistre que ce bas-relief. On ne voit pas l’homme dont on voit le poing ; on ne voit pas le bourreau dont on voit la hache. Cette affreuse chose semble sortir d’un nuage. Les deux bas-reliefs sont incrustés dans le mur un peu au-dessous des vieilles lattes du toit. Le lion palatin se tourne comme irrité et furieux vers ce poing à moitié coupé. Maintenant, qui a apporté là ce lion ? que signifie ce hideux bas-relief ? quel crime y a-t-il sous ce supplice ? quel est ce hasard singulier qui a eu le caprice de compléter une chaumière avec ce lion rugissant et cette main sanglante ? Un cep de vigne, chargé de raisins, grimpe joyeusement à travers cette sombre énigme.

À force de regarder, j’ai trouvé quelques caractères gravés sur le haut du bas-relief au poing coupé ; et, en dérangeant les grappes et les feuilles, j’ai déchiffré le mot Burg-Freyheit.

Le même jour, c’était vers le soir, j’avais quitté à midi la ville par le chemin dit des Philosophes, lequel chemin s’en va je ne sais où, comme il sied à un chemin de philosophes, et j’étais dans un vallon quelconque. Je me mis à gravir l’escarpement d’une haute colline par un de ces sentiers antiques qu’on trouve souvent dans ce pays, sentiers escaliers, pavés de grosses roches brutes, qui ont l’air d’un mur cyclopéen posé à plat sur le sol, attribués d’ailleurs par les ignorants aux géants, et par les savants aux romains, c’est-à-dire toujours aux géants.

Le jour s’éteignait derrière moi dans la plaine du Rhin.

C’était un de ces sinistres soleils couchants où le soleil semble s’abîmer