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LE RHIN.

j’avais eu l’honneur d’accompagner M. le maréchal de Lorges dans sa sauvage exécution de 1693, je lui aurais conseillé quelques volées de canon qui eussent donné plus de mouvement à la ligne de la grande façade. Quand on fait une ruine, il faut la bien faire.

Vous vous rappelez cet admirable château de Blois, si stupidement utilisé en caserne, dont la cour intérieure a quatre façades qui racontent chacune l’histoire d’une grande architecture. Eh bien, lorsqu’on entre dans la cour intérieure des palatins, l’impression n’est pas moins profonde ni moins compliquée. On est ébloui. On est tenté de fermer les yeux comme on est tenté de se boucher les oreilles devant les Noces de Paul Véronèse. Il semble qu’il y a dans cette cour un immense rayonnement qui vient de tous les côtés à la fois. Tout vous sollicite et vous réclame. Si l’on est tourné vers le palais de Frédéric IV, on a devant soi les deux hauts frontons triangulaires de cette façade touffue et sombre, à entablements largement projetés, où se dressent, entre quatre rangs de fenêtres, taillés du ciseau le plus fier, neuf palatins, deux rois et cinq empereurs[1]. À sa droite, on a l’exquise devanture italienne d’Othon-Henri avec ses divinités, ses chimères et ses nymphes qui vivent et qui respirent, veloutées par de molles ombres poudreuses, avec ses césars romains, ses demi-dieux grecs, ses héros hébreux, et son porche qui est de l’Arioste sculpté. À sa gauche, on entrevoit le frontispice gothique du palais de Louis le Barbu, furieusement troué et crevassé comme par les coups de cornes d’un taureau gigantesque. Derrière soi, sous les ogives d’un porche où s’abrite un puits à demi comblé, on a les quatre colonnes de granit gris données par le pape au grand empereur d’Aix-la-Chapelle, qui vinrent au huitième siècle de Ravenne aux bords du Rhin, et au quinzième des bords du Rhin aux bords du Neckar, et qui, après avoir vu tomber le palais de Charlemagne à Ingelheim, regardent crouler le château des palatins à Heidelberg.

Tout le pavé de la cour est obstrué de perrons en ruine, de fontaines taries, de vasques ébréchées. Partout la pierre se fend et l’ortie se fait jour.

Les deux façades de la renaissance qui donnent tant de splendeur à cette cour sont en grès rouge, et les statues qui les couvrent sont en grès blanc, admirable combinaison qui prouve que ces grands sculpteurs étaient aussi

  1. Premier rang à partir du haut du palais : Charlemagne, empereur ; Othon de Wittelstach, palatin de Bavière ; Louis, duc de Bavière et premier comte palatin du Rhin ; Rodolphe Ier, palatin. Deuxième rang : Louis de Bavière, empereur ; Rupert II, empereur ; Othon, roi de Hongrie ; Christophe, roi de Danemark. Troisième rang : Rupert l’Ancien, palatin ; Frédéric le Victorieux, palatin ; Frédéric II, palatin ; Othon-Henri, palatin. Quatrième rang : quatre palatins, Frédéric le Pieux, Louis, Jean-Casimir et Frédéric IV, constructeur du palais.

    La maison palatine remontait, par les femmes, à Charlemagne.