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DE PARIS À LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE.

une multitude de carrés amusants à voir ; çà et là, des groupes de chaumières basses dont les toits semblaient toucher le sol ; au fond de la vallée, un cours d’eau marqué à l’œil par une longue ligne de verdure et traversé par un vieux petit pont de pierre rouillée et vermoulue où viennent se rattacher les deux bouts du grand chemin. — Au moment où j’étais là, un roulier passait le pont, un énorme roulier d’Allemagne, gonflé, sanglé et ficelé, qui avait l’air du ventre de Gargantua traîné sur quatre roues par huit chevaux. Devant moi, suivant l’ondulation de la colline opposée, remontait la route éclatante de soleil, sur laquelle l’ombre des rangées d’arbres dessinait en noir la figure d’un grand peigne auquel il manquerait plusieurs dents.

Eh bien, ces arbres, ce peigne d’ombre dont vous rirez peut-être, ce roulier, cette route blanche, ce vieux pont, ces chaumes bas, tout cela m’égaie et me rit. Une vallée comme celle-là me contente, avec le ciel par-dessus. J’étais seul dans cette voiture à la regarder et à en jouir. Les voyageurs bâillaient horriblement.

Quand on relaie, tout m’amuse. On s’arrête à la porte de l’auberge. Les chevaux arrivent avec un bruit de ferraille. Il y a une poule blanche sur la grande route, une poule noire dans les broussailles, une herse ou une vieille roue cassée dans un coin, des enfants barbouillés qui jouent sur un tas de sable ; au-dessus de ma tête, Charles-Quint, Joseph II ou Napoléon pendus à une vieille potence en fer et faisant enseigne, grands empereurs qui ne sont plus bons qu’à achalander une auberge. La maison est pleine de voix qui jordonnent ; sur le pas de la porte, les garçons d’écurie et les filles de cuisine font des idylles, le fumier cajole l’eau de vaisselle ; et moi, je profite de ma haute position, — sur l’impériale, — pour écouter causer le bossu et le gendarme, ou pour admirer les jolies petites colonies de coquelicots nains qui font des oasis sur un vieux toit.

Du reste, mon gendarme et mon bossu étaient des philosophes, « pas fiers du tout », et causant humainement l’un avec l’autre, le gendarme sans dédaigner le bossu, le bossu sans mépriser le gendarme. Le bossu paie six cents francs de contributions à Jouarre, l’ancienne Jovis ara, comme il avait la bonté de l’expliquer au gendarme. Il possède, en outre, un père, qui paye neuf cents livres à Paris, et il s’indigne contre le gouvernement chaque fois qu’il acquitte le sou de passage au pont sur la Marne entre Meaux et la Ferté. Le gendarme ne paie aucune contribution, mais il raconte naïvement son histoire. En 1814, à Montmirail, il se battit comme un lion ; il était conscrit. En 1830, aux journées de Juillet, il eut peur et se sauva ; il était gendarme. Cela l’étonne, et cela ne m’étonne pas. Conscrit, il n’avait rien que ses vingt ans, il était brave. Gendarme, il avait femme et enfants, et, ajoutait-il, son cheval à lui ; il était lâche. Le même homme, du reste,