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BÂLE.

sance qui a la prétention de représenter le consul romain Munatius Plancus ; l’autre, qui est en haut, au coin de l’imposte d’une porte surbaissée, est un valet de ville qui tient une lettre à la main ; il est peint, vêtu mi-parti de noir et de blanc, qui est le blason de la ville, et la lettre, bien pliée, a un cachet rouge. Ce valet de ville gothique a surnagé sur toutes les révolutions de l’Europe. Je l’avais rencontré le matin même près de l’hôtel des Trois-Rois, allant par la ville, bien portant et bien vivant, précédé de son homme d’armes portant une épée, ce qui faisait beaucoup rire quelques commis marchands, lesquels lisaient le Constitutionnel à la porte d’un estaminet.

Une fraîche servante est sortie tout à coup de la porte surbaissée ; elle m’a adressé quelques paroles en allemand, et, comme je ne la comprenais pas, je l’ai suivie. Bien m’en a pris. La bonne fille m’a introduit dans une chambre où il y a un escalier à vis des plus exquis, puis dans une salle toute en chêne poli, avec de beaux vitraux aux croisées et une superbe porte de la renaissance à la place où nous mettons d’ordinaire la cheminée ; ici, comme en Alsace, comme en Allemagne, il n’y a pas de cheminées, il y a des poêles. Voyant toutes ces merveilles, j’ai donné à la gracieuse fille une belle pièce d’argent de France qui l’a fait sourire.

Sur l’escalier de cet hôtel de ville il y a une curieuse fresque du Jugement dernier, qui est du seizième siècle.

Je n’aurais pas quitté Bâle sans visiter la bibliothèque. Je savais que Bâle est pour les Holbein ce que Francfort est pour les Albert Durer. À la bibliothèque, en effet, c’est un nid, un tas, un encombrement ; de quelque côté qu’on se tourne, tout est Holbein. Il y a Luther, il y a Érasme, il y a Mélanchthon, il y a Catherine de Bora, il y a Holbein lui-même, il y a la femme de Holbein, belle femme d’une quarantaine d’années, encore charmante, qui a pleuré et qui rêve entre ses deux enfants pensifs, qui vous regarde comme une femme qui a souffert, et qui pourtant vous donne envie de baiser son beau cou. Il y a aussi Thomas Morus avec toute sa famille, avec son père et ses enfants, avec son singe, car le grave chancelier aimait les singes. Et puis il y a deux Paßions, l’une peinte, l’autre dessinée à la plume ; deux Christ mort, admirables cadavres qui font tressaillir. Tout cela est de Holbein ; tout cela est divin de réalité, de poésie et d’invention. J’ai toujours aimé Holbein ; je trouve dans sa peinture les deux choses qui me touchent, la tristesse et la douceur.

Outre les tableaux, la bibliothèque a des meubles ; force bronzes romains trouvés à Augst, un coffre chinois, une tapisserie-portière de Venise, une prodigieuse armoire du seizième siècle (dont on a déjà offert douze mille francs, me disait mon guide), et enfin la table de la Diète des treize cantons. C’est une magnifique table du seizième siècle, portée par des guivres, des lions