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LE RHIN.

ravin dont tous les éboulements sont plantés de vignes. Tout à coup une porte-donjon à quatre tourelles barre la route ; au-dessous de cette porte se précipitent pêle-mêle dans le ravin des maisons de bois dont les mansardes semblent se cahoter ; au-dessus, parmi les arbres, se dresse un vieux château ruiné dont les créneaux font une crête de coq à la montagne. Tout au fond, sous un pont couvert, la Limmat passe en toute hâte sur un lit de rochers qui donne aux vagues une forme violente. Et puis on aperçoit un clocher à tuiles de couleur qui semble revêtu d’une peau de serpent. C’est Baden.

Il y a de tout à Baden, des ruines gothiques, des ruines romaines, des eaux thermales, une statue d’Isis, des fouilles où l’on trouve force dés à jouer, un hôtel de ville où le prince Eugène et le maréchal de Villars ont échangé des signatures,&nsbp;etc. Comme je voulais arriver à Zurich avant la nuit, je me suis contenté de regarder sur la place, pendant qu’on changeait de chevaux, une charmante fontaine de la renaissance, surmontée, comme celle de Rhinfelden, d’une hautaine et sévère figure de soldat. L’eau jaillit par la gueule d’une effrayante guivre de bronze qui roule sa queue dans les ferrures de la fontaine. Deux pigeons familiers s’étaient perchés sur cette guivre, et l’un d’eux buvait en trempant son bec dans le filet d’eau arrondi qui tombait du robinet dans la vasque, fin comme un cheveu d’argent.

Les romains appelaient les eaux thermales de Baden les eaux bavardes (aquæ verbigenæ). — Quand je vous écris, mon ami, il me semble que j’ai bu de cette eau.

Le soleil baissait, les montagnes grandissaient, les chevaux galopaient sur une route excellente en sens inverse de la Limmat ; nous traversions une région toute sauvage ; sous nos pieds il y avait un couvent blanc à clocher rouge, semblable à un jouet d’enfant ; devant nos yeux, une montagne à forme de colline, mais si haute, qu’une forêt y semblait une bruyère ; dans le jardin sévère du couvent, un moine blanc se promenait, causant avec un moine noir ; par-dessus la montagne, une vieille tour montrait à demi sa face rougie par le soleil horizontal. Qu’était cette masure ? Je ne sais. Conrad de Tagerfelden, un des meurtriers de l’empereur Albert, avait son château dans cette solitude. — En était-ce la ruine ? — Moi, je ne suis qu’un passant et j’ignore tout ; j’ai laissé leur secret à ces lieux sinistres, mais je ne pouvais m’empêcher de songer vaguement au sombre attentat de 1308 et à la vengeance d’Agnès, pendant que cette tour sanglante, cachée peu à peu par les plis du terrain, rentrait lentement dans la montagne.

La route a tourné ; une crevasse inattendue a laissé passer un immense rayon du couchant ; les villages, les fumées, les troupeaux et les hommes