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MONTMIRAIL. — MONTMORT. — ÉPERNAY.

Du reste, ces braves gens s’en allaient avec une parfaite insouciance. L’homme refaisait une mèche à son fouet. La femme chantonnait, les enfants jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi de malheureux et de désorienté qui faisait peine. Les poules aussi m’ont paru avoir le sentiment de leur malheur.

Cette indifférence m’a étonné. Je croyais vraiment la patrie plus profondément gravée dans les hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne plus voir les mêmes arbres ?

Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait ce petit groupe cahoté et trébuchant ? Où vais-je moi-même ? La route tourna, ils disparurent. J’entendis encore quelque temps le fouet de l’homme et la chanson de la femme, puis tout s’évanouit.

Quelques minutes après, j’étais dans les glorieuses plaines qui ont vu l’empereur. Le soleil se couchait. Les arbres faisaient de grandes ombres. Les sillons, déjà retracés çà et là, avaient une couleur blonde. Une brume bleue montait du fond des ravins. La campagne était déserte. On n’y voyait au loin que deux ou trois charrues oubliées, qui avaient l’air de grandes sauterelles. À ma gauche, il y avait une carrière de pierres meulières. De grosses meules toutes faites et bien rondes, les unes blanches et neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme les pièces d’un énorme damier bouleversé. En effet, des géants avaient joué là une grande partie.

Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui fait qu’à quatre lieues de Montmirail, à Formentières ou Armentières, j’ai tourné brusquement à gauche, et j’ai pris la route d’Épernay. Il y a là seize grands ormes les plus amusants du monde, qui penchent sur la route leurs profils rechignés et leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine d’être regardé à part. Tous les autres arbres sont bêtes et se ressemblent ; les ormes seuls ont de la fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant lorsqu’il se penche, maigres lorsqu’il est touffu, et faisant toutes sortes de grimaces le soir aux passants. Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans tous les sens, comme une pièce d’artifice qui éclate. Depuis la Ferté jusqu’à l’endroit où l’on trouve ces seize ormes, la route n’est bordée que de peupliers, de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait quelque humeur.

Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue. Tout à coup, en sortant d’un bouquet d’arbres, on aperçoit à droite, comme à moitié enfoui dans un pli de terrain, un ravissant tohu-bohu de tourelles, de girouettes, de pignons, de lucarnes et de cheminées. C’est le château de Montmort.

Mon cabriolet a tourné bride, et j’ai mis pied à terre devant la porte du