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IV


Aujourd’hui, par la force mystérieuse des choses, la Turquie est tombée, l’Espagne est tombée.

À l’heure ou nous parlons, les assignats[1], cette dernière vermine des vieilles sociétés pourries, dévorent l’empire turc.

Depuis longtemps déjà une autre nation a Gibraltar, comme le sauvage qui coud à son manteau l’ongle du lion mort.

Ainsi, en moins de deux cents ans, les deux colosses qui épouvantaient nos pères se sont évanouis.

L’Europe est-elle délivrée ? Non.

Comme au dix-septième siècle, un double péril la menace. Les hommes passent, mais l’homme reste ; les empires tombent, les égoïsmes se reforment. Or, à l’instant où nous sommes, de même qu’il y a deux cents ans, deux immenses égoïsmes pressent l’Europe et la convoitent. L’esprit de guerre, de violence et de conquête est encore debout à l’orient, l’esprit de commerce, de ruse et d’aventure est encore debout à l’occident. Les deux géants se sont un peu déplacés et sont remontés vers le nord, comme pour saisir le continent de plus haut.

À la Turquie a succédé la Russie ; à l’Espagne a succédé l’Angleterre.

Coupez par la pensée, sur le globe du monde, un segment, qui, tournant autour du pôle, se développe du cap Nord européen au cap Nord asiatique, de Tornéa au Kamtchatka, de Varsovie au golfe d’Anadyr, de la mer Noire à la mer d’Okhotsk, et qui, au couchant, entamant la Suède, bordant la Baltique, dévorant la Pologne, au midi, échancrant la Turquie, absorbant le Caucase et la mer Caspienne, envahissant la Perse, suivant la longue chaîne qui commence aux monts Ourals et finit au cap Oriental, côtoie le Turkestan et la Chine, heurte le Japon par le cap Lopatka, et, parti du milieu de l’Europe, aille au détroit de Behring toucher l’Amérique à travers l’Asie ; outre la Pologne, jetez pêle-mêle dans ce monstrueux segment la Crimée, la Géorgie, le Chirvan, l’Imiretee, l’Abascie, l’Arménie et la Sibérie ; groupez alentour les îles de la Nouvelle-Zemble, Spitzberg, Vaigatz et Kalgouef, Aland, Dagho et Œsel, Clarke, Saint-Mathieu, Saint-Paul, Saint-Georges, les Aleutiennes, Kodiak, Sitka et l’archipel du Prince-de-Galles ; dispersez dans cet espace immense soixante millions d’hommes, vous aurez la Russie.

La Russie a deux capitales ; l’une coquette, élégante, encombrée des énormes colifichets du goût Pompadour qui s’y sont faits palais et cathédrales, pavée de marbre blanc, bâtie d’hier, habitée par la cour, épousée par l’empereur ; l’autre chargée de coupoles de cuivre et de minarets d’étain, sombre, immémoriale et répudiée. La première, Saint-Pétersbourg, représente l’Europe ; la seconde, Moscou, représente l’Asie. Comme l’aigle d’Allemagne, l’aigle de Russie a deux têtes.

  1. En Turquie ils s’appellent schim.