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CONCLUSION.

en 375, par Ammien Marcellin et Jordanis[1] dans le temps où Rome tombait. Quinze cents ans se sont écoulés, la figure a reparu, le portrait ressemble encore.

Notons en passant que les huns de 375, comme les cosaques de 1814, venaient des frontières de la Chine. L’homme du midi change, se transforme et se développe, fleurit et fructifie, meurt et renaît comme la végétation ; l’homme du nord est éternel comme la neige.

Deuxième ressemblance. En Russie comme en Turquie rien n’est définitivement acquis à personne, rien n’est tout à fait possédé, rien n’est nécessairement héréditaire. Le russe, comme le turc, peut, d’après la volonté ou le caprice d’en haut, perdre son emploi, son grade, son rang, sa liberté, son bien, sa noblesse, jusqu’à son nom. Tout est au monarque, comme, dans de certaines théories plus folles encore que dangereuses qu’on essaiera vainement à l’esprit français, tout serait à la communauté. Il importe de remarquer, et nous livrons ce fait à la méditation des démocrates absolus, que le propre du despotisme, c’est de niveler. Le despotisme fait l’égalité sous lui. Plus le despotisme est complet, plus l’égalité est complète. En Russie comme en Turquie, la rébellion exceptée, qui n’est pas un fait normal, il n’y a pas d’existence décidément et virtuellement résistante. Un prince russe se brise comme un pacha ; le prince comme le pacha peut devenir simple soldat et n’être plus dans l’armée qu’un zéro dont un caporal est le chiffre. Un prince russe se crée comme un pacha ; un porte-balle devient Méhémet-Ali, un garçon pâtissier devient Menzikoff. Cette égalité, que nous constatons ici sans la juger, monte même jusqu’au trône, et, toujours en Turquie, parfois en Russie, s’accouple à lui. Une esclave est sultane ; une servante a été czarine.

Le despotisme, comme la démagogie, hait les supériorités naturelles et les supériorités sociales. Dans la guerre qu’il leur fait, il ne recule pas plus qu’elle devant les attentats qui décapitent la société même. Il n’y a pas pour lui d’hommes de génie ; Thomas Morus ne pèse pas plus dans la balance de Henri Tudor que Bailly dans la balance de Marat. Il n’y a pas pour lui de têtes couronnées ; Marie Stuart ne pèse pas plus dans la balance d’Élisabeth que Louis XVI dans la balance de Robespierre.

La première chose qui frappe quand on compare la Russie à la Turquie, c’est une ressemblance ; la première chose qui frappe quand on compare l’Angleterre à l’Espagne, c’est une dissemblance. En Espagne, la royauté est absolue ; en Angleterre, elle est limitée.

En y réfléchissant, on arrive à ce résultat singulier : cette dissemblance engendre une ressemblance. L’excès du monarchisme produit, quant à l’autorité royale, et à ne le considérer que sous ce point de vue spécial, le même résultat que l’excès du constitutionnalisme. Dans l’un et l’autre cas, le roi est annulé.

Le roi d’Angleterre, servi à genoux, est un roi nominal ; le roi d’Espagne, servi de même à genoux, est aussi un roi nominal. Tous deux sont impeccables. Chose remarquable, l’axiome fondamental de la monarchie la plus absolue est également l’axiome fondamental de la monarchie la plus constitutionnelle. El rey no cae, le roi

  1. Voyez Jordanis, xxiv ;  ; Ammien Marcellin, xii.