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CONCLUSION.

Ils sortent des mêmes sources ; ils ont lutté ensemble contre les romains ; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l’avenir.

Leur mode de formation a été le même. Ils ne sont pas des insulaires, ils ne sont pas des conquérants ; ils sont les vrais fils du sol européen.

Le caractère sacré et profond de fils du sol leur est tellement inhérent et se développe en eux si puissamment, qu’il a rendu longtemps impossible, même malgré l’effort des années et la prescription de l’antiquité, leur mélange avec tout peuple envahisseur, quel qu’il fût et de quelque part qu’il vînt. Sans compter les juifs, nation émigrante et non conquérante, qui est d’ailleurs dans l’exception partout, on peut citer, par exemple, des races slaves qui habitent le sol allemand depuis dix siècles, et qui n’étaient pas encore allemandes il y a cent cinquante ans. Rien de plus frappant à ce sujet que ce que raconte Tollius. En 1687, il était à la cour de Brandebourg ; l’électeur lui dit un jour : « J’ai des vandales dans mes états. Ils habitent les côtes de la mer Baltique. Ils parlent esclavon, à cause de l’Esclavonie, d’où ils sont venus jadis. Ce sont des gens fourbes, infidèles, aimant le changement, séditieux ; ils ont nombre de bourgs de cinq ou six cents pères de famille ; ils ont en secret un roi de leur nation, lequel porte sceptre et couronne, et à qui ils paient chaque année un sesterce par tête. J’ai aperçu une fois ce roi, qui était un jeune homme bien dispos de corps et d’esprit ; comme je le considérais attentivement, un vieillard s’en aperçut, entrevit ma pensée, et, pour m’en détourner, il tomba à coups de bâton sur ce roi, qui était son roi, et le chassa comme un esclave. Ils ont l’esprit léger, et reculent, quand on les approche, dans des bois et des marais inaccessibles ; c’est ce qui m’a empêché d’ouvrir chez eux des écoles ; mais j’ai fait traduire dans leur langue la bible, les psaumes et le catéchisme. Ils ont des armes, mais secrètement. Une fois, ayant avec moi huit cents grenadiers, je me trouvai tout à coup environné de quatre ou cinq mille vandales ; mes huit cents grenadiers eurent grand’peine à les dissiper. » Après un moment de silence, l’électeur voyant Tollius rêveur, ajouta cette parole remarquable : Tollius, vous êtes alchiniste. Il est poßible que vous faßiez de l’or avec du cuivre ; je vous defie de faire un prußien avec un vandale.

La fusion était difficile en effet ; pourtant, ce qu’aucun alchimiste n’eût pu faire, la nationalité allemande, aidée par la grande clarté du dix-neuvième siècle, finira par l’accomplir.

À l’heure qu’il est, les mêmes phénomènes constituants se manifestent en Allemagne et en France. Ce que l’établissement des départements a fait pour la France, l’union des douanes le fait pour l’Allemagne ; elle lui donne l’unité.

Il faut, pour que l’univers soit en équilibre, qu’il y ait en Europe, comme la double clef de voûte du continent, deux grands états du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur ; l’un septentrional et oriental, l’Allemagne, s’appuyant à la Baltique, à l’Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemark, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants ; l’autre, méridional et occidental, la France, s’appuyant à la Méditerranée et à l’Océan, avec l’Italie et l’Espagne pour contre-forts.

Depuis mille ans, la même question s’est déjà présentée plusieurs fois en d’autres termes, et ce plan a déjà été essayé par trois grands princes.