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LE RHIN.

Ceci n’indique-t-il pas clairement le rôle nécessaire de la France ? La France est le point d’intersection de ce qui a été et de ce qui sera, le lien commun des vieilles royautés et des jeunes nations, le peuple qui se souvient et le peuple qui espère. Le fleuve des siècles peut couler, le passage de l’humanité est assuré ; la France est le pont granitique qui portera les générations d’une rive à l’autre.

Qui donc pourrait songer à briser ce pont providentiel ? qui donc pourrait songer à détruire ou à démembrer la France ? Y échouer serait s’avouer fou. Y réussir serait se faire parricide.

Ce qui inquiète étrangement les couronnes, c’est que la France, par cette puissance de dilatation qui est propre à tous les principes généreux, tend à répandre au dehors sa liberté.

Ici il est besoin de s’entendre.

La liberté est nécessaire à l’homme. On pourrait dire que la liberté est l’air respirable de l’âme humaine. Sous quelque forme que ce soit, il la lui faut. Certes, tous les peuples européens ne sont point complètement libres ; mais tous le sont par un côté. Ici c’est la cité qui est libre, là c’est l’individu ; ici c’est la place publique, là c’est la vie privée ; ici c’est la conscience, là c’est l’opinion. On pourrait dire qu’il y a des nations qui ne respirent que par une de leurs facultés, comme il y a des malades qui ne respirent que d’un poumon. Le jour où cette respiration leur serait interdite ou impossible, la nation et le malade mourraient. En attendant, ils vivent, jusqu’au jour où viendra la pleine santé, c’est-à-dire la pleine liberté. Quelquefois la liberté est dans le climat ; c’est la nature qui la fait et qui la donne. Aller demi-nu, le bonnet rouge sur la tête, avec un haillon de toile pour caleçon et un haillon de laine pour manteau ; se laisser caresser par l’air chaud, par le soleil rayonnant, par le ciel bleu, par la mer bleue ; se coucher à la porte du palais à l’heure même où le roi s’y couche dans l’alcôve royale, et mieux dormir dehors que le roi dedans ; faire ce qu’on veut ; exister presque sans travail, travailler presque sans fatigue, chanter soir et matin, vivre comme l’oiseau ; c’est la liberté du peuple à Naples. Quelquefois la liberté est dans le caractère même de la nation ; c’est encore là un don du ciel. S’accouder tout le jour dans une taverne, aspirer le meilleur tabac, humer la meilleure bière, boire le meilleur vin, n’ôter sa pipe de sa bouche que pour y porter son verre, et cependant ouvrir toutes grandes les ailes de son âme, évoquer dans son cerveau les poëtes et les philosophes, dégager de tout la vertu, construire des utopies, déranger le présent, arranger l’avenir, faire éveillé tous les beaux songes qui voilent la laideur des réalités, oublier et se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l’esprit dans les chimères ; c’est la liberté de l’allemand. Le napolitain a la liberté matérielle, l’allemand a la liberté morale ; la liberté du lazzarone a fait Rossini ; la liberté de l’allemand a fait Hoffmann. Nous, français, nous avons la liberté morale comme l’allemand et la liberté politique comme l’anglais ; mais nous n’avons pas la liberté matérielle. Nous sommes esclaves du climat ; nous sommes esclaves du travail. Ce mot doux et charmant, libre comme l’air, on peut le dire du lazzarone, on ne peut le dire de nous. Ne nous plaignons pas, car la liberté matérielle est la seule qui puisse se passer de dignité ; et en France, à ce point d’initiative civilisatrice où la nation est parvenue, il ne suffit pas que l’individu soit libre, il faut encore qu’il