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CONCLUSION.


XVIII


Qu’on nous permette en terminant de déplacer un peu, pour donner passage à une réflexion dernière, le point de vue spécial d’où cet aperçu a été consciencieusement tracé. Si grandes et si nobles que soient les idées qui font les nationalités et qui groupent les continents, on sent pourtant, quand on les a parcourues, le besoin de s’élever encore plus haut et d’aborder quelqu’une de ces lois générales de l’humanité qui régissent aussi bien le monde moral que le monde matériel, et qui fécondent, en s’y superposant çà et là, les idées nationales et continentales.

Rien dans ce que nous allons dire ne dément et n’infirme, tout au contraire corrobore ce que nous venons de dire dans les pages qu’on a lues. Seulement nous embrassons cela, et autre chose encore. C’est, avant de finir, un dernier conseil qui s’adresse aux esprits spéculatifs et métaphysiques aussi bien qu’aux hommes pratiques. En montant d’idée en idée, nous sommes arrivés au sommet de notre pensée ; c’est, avant de redescendre, un dernier coup d’œil sur cet horizon élargi. Rien de plus.

Autrefois, du temps où vivaient les antiques sociétés, le midi gouvernait le monde, et le nord le bouleversait ; de même, dans un ordre de faits différent, mais parallèle, l’aristocratie, riche, éclairée et heureuse, menait l’état, et la démocratie, pauvre, sombre et misérable, le troublait. Si diverses que soient en apparence, au premier coup d’œil, l’histoire extérieure et l’histoire intérieure des nations depuis trois mille ans, au fond de ces deux histoires il n’y a qu’un seul fait, la lutte du malaise contre le bien-être. À de certains moments les peuples mal situés dérangent l’ordre européen, les classes mal partagées dérangent l’ordre social. Tantôt l’Europe, tantôt l’état, sont brusquement et violemment attaqués, l’Europe par ceux qui ont froid, l’état par ceux qui ont faim, c’est-à-dire l’une par le nord, l’autre par le peuple. Le nord procède par invasions, et le peuple par révolutions. De là vient qu’à de certaines époques la civilisation s’affaisse et disparaît momentanément sous d’effrayantes irruptions de barbares, venant les unes du dehors, les autres du dedans ; les unes accourant vers le midi du fond du continent, les autres montant vers le pouvoir du bas de la société. Les intervalles qui séparent ces grandes, et, disons-le, ces fécondes quoique douloureuses catastrophes, ne sont autre chose que la mesure de la patience humaine marquée par la providence dans l’histoire. Ce sont des chiffres posés là pour aider à la solution de ce sombre problème : Combien de temps une portion de l’humanité peut-elle supporter le froid ? Combien de temps une portion de la société peut-elle supporter la faim ?

Aujourd’hui pourtant il semble s’être révélé une loi nouvelle, qui date, pour le premier ordre de faits, de l’abaissement de la monarchie espagnole, et, pour le second, de la transformation de la monarchie française. On dirait que la providence, qui tend sans cesse vers l’équilibre et qui corrige par des amoindrissements continuels les oscillations trop violentes de l’humanité, veut peu à peu retirer aux régions extrêmes dans l’Europe et aux classes extrêmes dans l’état cet étrange droit de voie de fait qu’elles s’étaient arrogé jusqu’ici, les unes pour tyranniser et pour exclure, les autres pour