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DE VILLERS-COTTERETS À LA FRONTIÈRE.

tire-bottes au pied, réclamant à grands cris du secours. Pour être juste, je dois au site une petite rectification. Tout à l’heure j’ai entendu caqueter des poules. Je me suis penché vers la cour, et j’ai vu sous ma fenêtre une charmante petite mauve de jardin tout en fleur qui prend des airs de rose trémière sur une planche portée par deux vieilles marmites.

Depuis ma dernière lettre un incident, qui ne vaut pas la peine de vous être conté, m’a fait brusquement rétrograder de Varennes à Villers-Cotterets, et avant-hier, après avoir congédié ma carriole de la Ferté-sous-Jouarre, j’ai pris, afin de regagner le temps perdu, la diligence pour Soissons ; elle était parfaitement vide, ce qui, entre nous, ne m’a pas déplu. J’ai pu déployer à mon aise mes feuilles de Cassini sur la banquette du coupé.

Comme j’approchais de Soissons, le soir tombait. La nuit ouvrait déjà sa main pleine de fumée dans cette ravissante vallée où la route s’enfonce après le hameau de la Folie, et promenait lentement son immense estompe sur la tour de la cathédrale et la double flèche de Saint-Jean-des-Vignes. Cependant, à travers les vapeurs qui rampaient pesamment dans la campagne, on distinguait encore ce groupe de murailles, de toits et d’édifices, qui est Soissons, à demi engagé dans le croissant d’acier de l’Aisne, comme une gerbe que la faucille va couper. Je me suis arrêté un instant au haut de la descente pour jouir de ce beau spectacle. — Un grillon chantait dans un champ voisin, les arbres du chemin jasaient tout bas et tressaillaient au dernier vent du soir avant de s’assoupir ; moi, je regardais attentivement avec les yeux de l’esprit une grande et profonde paix sortir de cette sombre plaine qui a vu César vaincre, Clovis régner et Napoléon chanceler. C’est que les hommes, même César, même Clovis, même Napoléon, ne sont que des ombres qui passent ; c’est que la guerre n’est qu’une ombre comme eux qui passe avec eux, tandis que Dieu, et la nature qui sort de Dieu, et la paix qui sort de la nature, sont des choses éternelles.

Comptant prendre la malle de Sedan, qui n’arrive à Soissons qu’à minuit, j’avais du temps devant moi et j’avais laissé partir la diligence. Le trajet qui me séparait de Soissons n’était plus qu’une charmante promenade, que j’ai faite à pied. À quelque distance de la ville, je me suis assis près d’une jolie petite maison, qu’éclairait mollement la forge d’un maréchal ferrant allumée de l’autre côté de la route. Là, j’ai religieusement regardé le ciel, qui était d’une sérénité superbe. Les trois seules planètes visibles à cette heure rayonnaient toutes les trois au sud-est, dans un espace assez restreint et comme dans le même coin du ciel ; Jupiter, — notre beau Jupiter, vous savez, mon ami ? — qui exécute depuis trois mois un nœud fort compliqué, faisait avec les deux étoiles entre lesquelles il est en ce moment placé une ligne droite parfaitement géométrique. Plus à l’est, Mars, rouge comme le feu et le sang,