Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
LE RHIN.

À six heures du soir j’arrivais à Mézières ; à sept heures je partais pour Givet, fort maussadement emboîté dans un coupé bas, étroit et sombre, entre un gros monsieur et une grosse dame, le mari et la femme, qui se parlaient tendrement par-dessus moi. La dame appelait son mari mon pauvre chiat. Je ne sais pas si son intention était de l’appeler mon pauvre chien, ou mon pauvre chat. En traversant Charleville, qui n’est qu’à une portée de canon de Mézières, j’ai remarqué la place centrale, qui a été bâtie, en 1605, dans un fort grand style, par Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Mantoue, et qui est la vraie sœur de notre place Royale de Paris. Ce sont les mêmes maisons à arcades, à façades de briques et à grands toits. Puis, comme la nuit venait, n’ayant rien de mieux à faire, j’ai dormi, mais d’un sommeil violent, d’un sommeil secoué et horrible, entre les ronflements du gros homme et les geignements de la grosse femme. J’étais réveillé de temps en temps quand on changeait de chevaux par de brusques lanternes appliquées à la vitre et par des dialogues comme celui-ci : — Dis donc, hé ! — Dis donc, hé ! — Qu’est-ce que c’est que cette rosse-là ? Je n’en veux pas. C’est le gigoteur. — Et M. Simon ? où est M. Simon ? — M. Simon ? bah ! il travaille. Il travaille toujours. Il travaille pire qu’un malsenaire. — Une autre fois, la voiture était arrêtée, on relayait. J’ai ouvert les yeux, il faisait un grand vent, le ciel était sombre, un immense moulin tournait sinistrement au-dessus de nos têtes et semblait nous regarder avec ses deux lucarnes allumées comme avec des yeux de braise. Une autre fois encore, des soldats entouraient la diligence, un gendarme demandait les passe-ports, on entendait le bruit des chaînes d’un pont-levis, un réverbère éclairait des tas de boulets au pied d’un gros mur noir, la gueule d’un canon touchait la voiture ; nous étions à Rocroy. Ce nom m’a tout à fait réveillé. Quoique cela ne puisse pas s’appeler voir Rocroy, j’ai eu un certain plaisir à songer que je venais de traverser, dans la même journée et à si peu d’heures de distance, ces deux lieux héroïques, Rocroy et Sedan. Turenne est né à Sedan ; on pourrait dire que Condé est né à Rocroy.

Cependant les deux gros êtres mes voisins causaient entre eux et se racontaient l’un à l’autre, comme dans les expositions des pièces mal faites, des choses qu’ils savaient fort bien tous les deux : — Qu’ils n’avaient point paßé à Rocroy depuis 1818. Vingt-deux ans ! — que M. Crochard, le secrétaire de la sous-préfecture, était leur ami intime ; — que, comme il était minuit, il devait être couché, ce bon M. Crochard, etc. La dame assaisonnait ces intéressantes révélations de locutions bizarres qui lui étaient familières ; ainsi elle disait : Égoïste comme un vieux lièvre ; la fortune du pauvre, au lieu de la fortune du pot. Le monstrueux bonhomme, son mari, faisait de son côté des calembours comme celui-ci : On dit que c’est un lieu commun (comme un), moi, je dis que c’est un lieu comme trois, ou