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LE RHIN.

s’évase encore, les rochers n’apparaissent plus que çà et là sous de riches caparaçons de verdure ; une housse de velours vert, brodée de fleurs, couvre tout le paysage. De toutes parts débordent les houblonnières, les vergers, les arbres qui ont plus de fruits que de feuilles, les pruniers violets, les pommiers rouges, et à chaque instant apparaissent par touffes énormes les grappes écarlates du sorbier des oiseaux, ce corail végétal. Les canards et les poules jasent sur le chemin ; on entend des chants de bateliers sur la rivière ; de fraîches jeunes filles, les bras nus jusqu’à l’épaule, passent avec des paniers chargés d’herbe sur leurs têtes, et de temps en temps un cimetière de village vient coudoyer mélancoliquement cette route pleine de joie, de lumière et de vie.

Dans l’un de ces cimetières, dont l’herbe haute et le mur tombant se penchent sur le chemin, j’ai lu cette inscription :

O PIE, DEFUNCTIS MISERIS SUCCURRE, VIATOR !

Aucun memento n’est, à mon sens, d’un effet aussi profond. Ordinairement les morts avertissent, ici ils supplient.

Plus loin, lorsqu’on a passé une colline où les rochers de la rive droite, travaillés et sculptés par les pluies, imitent les pierres ondées et vermiculées de notre vieille fontaine du Luxembourg (si déplorablement remise à neuf en ce moment, par parenthèse), on sent qu’on approche de Namur. Les maisons de plaisance commencent à se mêler aux logis de paysans, les villas aux villages, les statues aux rochers, les parcs anglais aux houblonnières, et sans trop de trouble et de désaccord, il faut le dire.

La diligence a relayé dans un de ces villages composites. J’avais d’un côté un magnifique jardin entremêlé de colonnades et de temples ioniques, de l’autre un cabaret orné à gauche d’un groupe de buveurs et à droite d’une splendide touffe de roses trémières. Derrière la grille dorée de la villa, sur un piédestal de marbre blanc veiné de noir par l’ombre des branches, la Vénus de Médicis se cachait à demi dans les feuilles, comme honteuse et indignée d’être vue toute nue par des paysans flamands attablés autour d’un pot de bière. À quelques pas plus loin, deux ou trois grandes belles filles ravageaient un prunier de haute taille, et l’une d’elles était perchée sur le gros bras de l’arbre dans une attitude gracieuse où les passants étaient si parfaitement oubliés, qu’elle donnait aux voyageurs de l’impériale je ne sais quelles vagues envies de mettre pied à terre.

Une heure après j’étais à Namur. Les deux vallées de la Sambre et de la Meuse se rencontrent et se confondent à Namur, qui est assise sur le confluent des deux rivières. Les femmes de Namur m’ont paru jolies et avenantes ; les hommes ont une bonne, grave et hospitalière physionomie. Quant à la ville en elle-même, excepté les deux échappées de vue du pont de Meuse et du