Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/192

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de Schwyz, il y a le Rossberg, que les gens du pays appellent le Sonnenberg (montagne éclairée par le soleil), et le Rigi qu’ils nomment le Schattenberg (montagne exposée à l’ombre).

Le Rossberg a quatre mille pieds de haut, le Kigi en a cinq mille. Ce sont les deux plus hautes montagnes de brèche qu’il y ait dans le monde. Le Rossberg et le Rigi n’ont aucun rapport géologique avec les Alpes qui les entourent. Les Alpes sont de granit ; le Rigi et le Rossberg sont faits de cailloux roulés dans une fange aujourd’hui plus dure que le ciment, ce qui donne aux rochers tombés près de la route un air de pans de murs romains. Ces deux énormes montagnes sont deux tas de boue du déluge.

Aussi il advient parfois que la boue se délaie et s’écroule. Cela est arrivé notamment en 1806, après deux mois de pluie. Le 2 septembre, à cinq heures du soir, un morceau du sommet du Rossberg, de mille pieds de front, de cent pieds de haut et d’une lieue de long, s’est détaché tout à coup, a parcouru en trois minutes une pente de trois lieues et a brusquement englouti une forêt, une vallée, trois villages avec leurs habitants et la moitié d’un lac. Goldau, qui a été broyée ainsi, est derrière Art.

À trois heures, j’entrais dans l’ombre du Rigi, laissant sur les collines de Zug un soleil éblouissant. J’approchais d’Art et je songeais à Goldau ; je savais que cette jolie ville riante masquait au passant le cadavre de la ville écrasée, je regardais ce lac si paisible où miroitaient les chalets et les prairies. Lui aussi masque des choses terribles. Sous le Rigi il a douze cents pieds de profondeur, et quand elle est saisie par deux vents violents que les bateliers d’Art et de Zug nomment l’Arbis et le Wetter-Föhn, cette charmante flaque d’eau devient plus horrible et plus formidable que l’océan.

Devant moi se dressait à perte de vue le Rigi, sombre et immense muraille à pic où les sapins grimpaient confusément et à l’envi comme des bataillons qui montent à l’assaut.

De tout paysage il sort une fumée d’idées, tantôt douces, tantôt lugubres ; celui-ci dégageait pour moi une triple pensée de ruine, de tempête et de guerre, et me faisait rêver, lorsqu’une jeune fille pieds nus, qui était assise au bord du chemin, est accourue, a jeté en passant trois prunes dans mon cabriolet et s’est enfuie avec un sourire. Pendant que je prenais quelques batz dans mon gousset, elle avait disparu. Un moment après, je me suis retourné, elle était revenue au bord du chemin tout en se cachant dans la verdure, et elle me regardait de ses yeux brillants à travers les saules comme Galatée. Tout est possible au bon Dieu, puisqu’on rencontre des églogues de Virgile dans l’ombre du Rigi.

À cinq heures je sortais de l’ombre du Rigi. J’avais parcouru le coude qui fait le fond du lac de Zug, j’avais traversé Art, et je venais de quitter les