Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/380

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toutes en pierre, quelques-unes avec des balcons de fer massif d’un travail ancien, quelques autres avec d’énormes blasons sculptés en ronde-bosse au milieu de la façade.

Des faces livides, et qui semblaient éveillées en sursaut, apparaissaient sur les seuils à mon passage. Presque toutes les fenêtres avaient, au lieu de rideaux, de vastes toiles d’araignées. Par ces fenêtres longues et étroites, je regardais dans les maisons, et je voyais des intérieurs de sépulcres.

En un instant il y eut une tête à chaque fenêtre, mais une tête plus vieille encore que la fenêtre. Toutes ces têtes mornes, cadavéreuses, comme éblouies par un jour trop vif, s’agitaient, se penchaient, chuchotaient. Ma venue avait mis cette fourmilière de spectres en rumeur. Il me semblait être dans un village de larves et de lamies, et toutes ces ombres regardaient avec colère et terreur un vivant.

La rue où j’entrais était tortueuse et coupée, pour ainsi dire, en deux étages. Le côté droit s’adossait à la montagne, le côté gauche s’enfonçait dans la vallée.

Il y avait beaucoup de maisons du quinzième siècle, avec deux grandes portes ; sur le maître-claveau de la première porte était sculpté, de la manière la plus délicate et la plus élégante, le numéro de la maison mêlé de quelque signe religieux, une croix, une colombe, une branche de lys ; sur le maître-claveau de la seconde étaient ciselés les attributs du métier de l’habitant, une roue pour un charron, une cognée pour un bûcheron. Dans ce village, tout avait une sombre et singulière grandeur. Une enseigne était un bas-relief.

C’était une misère profonde, mais ce n’était pas une misère vulgaire. C’était une misère dans des maisons de pierre de taille ; une misère qui avait des balcons de fer ouvré comme le Louvre et des armoiries sur lames de marbre comme l’Escurial. Une peuplade de gentilshommes en haillons dans des cabanes de granit.

Je ne voyais pas un jeune visage, excepté quelques enfants déguenillés qui me suivaient de loin, et qui, dès que je me retournais, reculaient sans fuir comme de jeunes loups effarouchés.

De deux en deux maisons il y avait une ruine, la plupart du temps couverte de lierre et obstruée de broussailles, quelquefois ancienne, le plus souvent récente.

En enjambant les pans de mur, je suis arrivé jusqu’à une maison qui paraissait inhabitée. Toute la façade sur ce qui avait été la rue avait cet air morne d’un logis sans maîtres, portes soigneusement closes, aux fenêtres des volets verts d’une boiserie du temps de Louis XIII fermés partout. J’ai escaladé une petite clôture pour tourner autour de cette maison, et de