Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/564

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dame. Il nous a menés dans une rue voisine. Nous sommes entrés dans une maison de la Renaissance ayant encore ses pilastres et ses médaillons, mais badigeonnés en jaune et en blanc. On entre par un beau porche à voûte ogive. La vieille dame, prévenue de mon arrivée, m’attendait au rez-de-chaussée. Elle est infirme et marche difficilement. En 1814, c’était une belle jeune fille de vingt et un ans. Elle s’est levée, m’a fait la grande révérence lorraine, et m’a dit : Ah ! monsieur, je vous ai vu bien jeune. C’est mon frère Abel qu’elle a vu. Je ne suis jamais venu à Thionville qu’aujourd’hui. Je ne l’ai pas détrompée, ce qui lui eût fait de la peine. En 1814, Abel avait seize ans, et était aide de camp de mon père. Il était officier depuis l’âge de quatorze ans, sous-lieutenant en sortant des pages du roi d’Espagne. Quand vint la Restauration, à seize ans, il avait déjà porté trois cocardes, la rouge d’Espagne, la tricolore de l’empire, la blanche des Bourbons. Ce n’était pas la faute de cet enfant.

La vieille demoiselle, très majestueuse et encore belle, m’a parlé de mon père. — Il avait été si bon et si brave en 1814, qu’en 1815 la ville a redemandé a l’empereur le général Hugo. Il est revenu. Nous l’avons reçu en triomphe. Le jour de son arrivée, il est allé au théâtre. Toute la salle s’est levée en criant : Vive le général Hugo ! J’étais là.

Et la vieille dame pleurait. Je lui ai baisé la main. Victor aussi pleurait, et moi un peu.

La salon où nous étions est aujourd’hui moderne, mais il a été antique ; il y a une magnifique cheminée du plus beau goût Louis XIV en marbre rouge avec médaillons de marbre blanc. Celui du centre qui est ovale représente Sémélé ; cette cheminée monte jusqu’au plafond.

J’ai quitté la vieille dame très ému. Elle a fait effort pour nous reconduire jusqu’au perron de la cour. Son neveu, charmant adolescent, nous a un peu conduits dans la ville. Il y a une vieille tour dite la Tour aux puces. Le château, du temps de Charles-Quint, a de beaux restes. J’ai dessiné une tour, et une autre de l’entrée.

Thionville a de beaux restes de l’époque espagnole. Une des rues de la ville est remarquable par la quantité de maisons à portes basses et à tourelles engagées. J’ai dessiné une des masures du bombardement. M. François nous a menés à ce qui a été la maison de ville. Ruine. J’ai dessiné les quatre murs qui restent de la salle où était le portrait de mon père[1]. Il y a à côté un jardin, le jardin public.

Pendant que je dessinais, j’entendais des enfants dans le jardin chanter la Marseillaise. J’ai dit à M. François : Cela fera de mauvais prussiens.

  1. Voir page 573.