Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/286

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quotidien, atteindre au nécessaire, malgré la rallonge de la prostitution ajoutée au travail.


Les esprits ont les initiatives. En avant ! tel est le cri, — le reproche — qui vient des profondeurs. Les fanatismes résistent, les préjugés résistent, la fausse science résiste, la fausse autorité résiste, la prospérité à base de fange résiste, le bonheur de quelques-uns résiste, le parasitisme résiste, la bêtise résiste, les opacités résistent, les immobilités résistent, les ténacités résistent, le mal résiste, le doute résiste, l’ironie résiste, la pourriture résiste, l’or et l’argent résistent, l’oisiveté résiste, le contentement de ce qui est résiste, les ornières résistent, les idolâtries résistent, les marcheurs à reculons résistent, le passé résiste, l’avenir, lui-même, dans une certaine mesure, résiste. Éclore est une fracture, naître est un effort. Toute cette résistance agrégée fait bloc. Cela doit céder, et aller, et avancer, et rouler, et courir, et obéir à l’impérieux appel du but. Les génies, la sueur au front, donnent le branle. Pour une telle mise en mouvement, il faut cette poussée énorme.

Masse effrayante ! l’humanité. Tous les Atlas s’y mettent. Ils portent, soutiennent, étagent, dirigent, amortissent les chocs, déterminent les impulsions. Les uns déplacent les points d’appui, les autres pèsent sur les leviers. Ce prodigieux bloc, l’homme, remue et marche. Mais quelle sombre lenteur ! Eschyle s’y adosse, Tacite soulève, Montaigne s’attelle, Cervantes aide, Molière pousse, Voltaire tire. L’épaule de Juvénal est contre, l’épaule de Dante est dessous. Rabelais rit, et encourage.

Dieu ne fait pas de géants en pure perte. Vous voyez bien qu’il les utilise.

Autrement, je le répète, qui aurait droit de dire : À quoi bon ?

La civilisation est pour les peuples une sorte d’algèbre vitale dont il faut successivement dégager les inconnues.

Le globe est le support, la population est le fourmillement, la civilisation est l’ordre. Ordre profond, contesté et troublé par tous ses pseudonymes, théocratie, aristocratie, droit divin, qui ne sont autre chose que les formes mêmes du désordre. En civilisation, la conception se nomme utopie, et Faccouchement, découverte. Le progrès est une grossesse perpétuelle. À un enfantement succède une naissance, à une naissance une nouveauté, à une nouveauté une aube, à une aube un épanouissement. Et dans tous ces phénomènes, épanouissement, aube, nouveauté, naissance, enfantement, qui est-ce qui vient au monde ? la Vérité !

La civilisation, vaste surface de travail, profond laboratoire de toutes les forces sociales combinées, est comme une seconde création où les esprits, visibles dans les poètes et les philosophes, vont et viennent, travaillant. La pensée est véhicule. Faire une révolution, ce n’est pas tout, il faut la propager, l’étendre, la répandre, la débiter, la détailler, la multiplier, la rendre volatile et respirable, s’époumoner dessus. Il est nécessaire qu’elle passe la frontière. Le moment est venu de la rouler sur toutes les têtes. Il s’agit de la transférer d’une zone à l’autre. Le transport d’un orage est quelquefois utile. Les éléments remplissent de ces devoirs-là ; les grands hommes aussi. Et voilà pourquoi ils sont les grands hommes. Il faut la mer à remuer, les forêts à secouer, les marées à balancer, les ondes, les sables, l