Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/500

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songe à la patrie ; et ses yeux se mouillent. Caton commence par l’attendrissement.


Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante : l’art, à la seule condition d’être fidèle à sa loi, le beau, civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention.


Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face des catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que nous nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la volonté absolue d’indifférence, c’est Horace. Cette vaste rage de Juvénal contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace ; vous trouverez le sourire. Horace, c’est le neutre ; il veut l’être du moins. Un esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible ! S’il a une foi, elle est contraire au progrès. C’est l’indifférence implacable. La satiété, voilà le fond de sa sérénité. Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé du repu. L’intestin-colon lui monte au cerveau. Ce qui fut convoitise devient sécrétion en bas et idée en haut, c’est là tout le travail de sa machine. Il a bien soupe chez Mécène, ne lui en demandez pas plus ; ou il vient de faire une partie de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s’est fort diverti. Quant aux temps présents ou passés, quant au fas et au nefas, quant au bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n’en a cure. Sa philosophie se borne à l’acceptation bienveillante du fait, quel qu’il soit ; l’iniquité qui donne de bons dîners, est son amie ; il est le commensal né du crime réussi. Prendre l’horreur publique au sérieux, fi donc ! Cela nuancerait d’une teinte foncée son style qui veut rester transparent ; son hexamètre, si libre devant la prosodie, est esclave devant César ; cette danse s’achève à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de sagesse qu’a eue La Fontaine plus tard : « Le sage dit selon le temps : Vive le roi ! vive la ligue ! » Ses satires n’exercent sur les lois et les mœurs aucune surveillance ; l’affreux spectacle permanent des Esquilies obtient de lui en passant un vers insouciant ; ses odes mentionnent les dieux, font écho presque machinalement à l’ode sacerdotale grecque, et mettent en équilibre Jupiter et César ; et quant à l’amour, le puer auquel elles s’adressent volontiers est frère du Bathylle d’Anacréon et du Corydon de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l’obscénité toute crue. Voilà le poëte. Qu’est-ce que l’homme ? un poltron qui a jeté son boucher dans la bataille, un sophiste des appétits, n’ayant qu’un but, la jouissance, un douteur ne croyant qu’à la possession de l’heure, un enfant du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin du lendemain de la république morte, un romain qui a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne même pas la tête pour regarder le cadavre sacré de sa mère. C’est là Horace.