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UTILITÉ DU BEAU.

de je ne sais quelle vie immense, tout y plonge dans l’inconnu, dans l’illimité, dans l’indéfini, dans le mystérieux. Ce que nous appelons la vie n’est autre chose qu’une aspiration à l’éternité ; tant que nous vivons, nous sentons une chaîne à notre pied et l’aile de l’âme bat la terre pour s’envoler. Nous sentons en nous ce qui ne meurt pas. Pour nous tout est Dieu. Même l’homme.

L’idéal antique produit dans l’art la mesure, la proportion, l’équilibre des lignes, ce qu’on nomme le goût, l’achevé, le fini, deux mots qui disent tout cet art.

L’idéal moderne, ce n’est pas la ligne correcte et pure, c’est l’épanouissement de l’horizon universel ; c’est le vaste, le puissant, le sublime, l’indéterminé, l’entrevu, l’obscur et le splendide, les ténèbres mêlées à la clarté, quelquefois le monstrueux, quelquefois le divin, l’immensité ébauchée en grandeur.

L’idéal antique, pur, bleu, charmant, clair, joyeux, lumineux, circonscrit, ressemble à la Méditerranée ; l’idéal moderne ressemble à l’Océan.

De ces deux idéals lequel vaut le mieux pour l’art ? C’est celui qui vaut le mieux pour l’âme.

Or le sentiment du fini pousse l’homme au plaisir, à la satisfaction des caprices, aux joies de la matière, jouissez, l’heure est courte, à la volupté, à l’égoïsme, au vice.

Le sentiment de l’infini relève l’homme de la terre et le tourne vers le ciel, vers la tombe, vers la douleur, vers l’abnégation, vers le sacrifice, vers la souffrance utile, vers la vertu.

Choisissez.

Il suffit de fixer les yeux sur ce fait frappant que nous venons d’énoncer plus haut, que chez les anciens tout était homme, même les dieux et que chez les modernes tout est Dieu, même l’homme, pour se rendre compte du profond changement d’aspect que cet univers, toujours le même pourtant, peut offrir à l’âme humaine, selon qu’elle est dominée par le sentiment du fini ou par le sentiment de l’infini.

[1863-1864.]