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POST-SCRIPTUM DE MA VIE.

Nous voyons le temps passé au télescope et le temps présent au microscope. De là les énormités apparentes du temps présent.

[1844-1846.]

Ce qui fait la force de l’Angleterre, sa position insulaire, fait aussi sa faiblesse. L’Angleterre est une citadelle qui a l’océan pour fossé, mais c’est aussi une prison qui a l’océan pour barrière. La France peut s’étendre de proche en proche, s’agrandir, s’arrondir, s’assimiler d’autres nations ; la France peut faire des français. Avant Louis XI les normands n’étaient pas français, les bourguignons n’étaient pas français, avant Louis XII, les bretons n’étaient pas français, avant François Ier les picards n’étaient pas français, avant Henri IV les béarnais n’étaient pas français, avant Louis XIII les roussillonnais n’étaient pas français, avant Louis XIV les comtois, les avignonnais, les flamands de l’Artois, les alsaciens n’étaient pas français, avant Louis XV les lorrains n’étaient pas français, avant Napoléon les piémontais, les savoyards, les genevois, les riverains de la rive gauche du Rhin et les belges n’étaient pas français ; aujourd’hui les normands, les bourguignons, les bretons, les picards, les béarnais, les roussillonnais, les comtois, les avignonnais, les artésiens, les alsaciens et les lorrains sont français ; et les autres peuples qui l’ont été peuvent le redevenir. Il n’y a aucune raison pour que l’Europe ne soit pas française un jour comme elle a été romaine autrefois. Elle ne sera jamais anglaise. L’Angleterre ne peut faire un anglais. Elle peut s’agrandir par conquête ou par empiétement. Jamais par assimilation. De là une faiblesse[1] profonde et réelle. La population anglaise est numériquement chétive. Dans l’Inde perdre un soldat anglais c’est une plaie plus irréparable que perdre un régiment de cipayes. Je le répète, car ceci est à méditer, l’Angleterre ne peut faire un anglais. C’est à peine si l’Écosse qui habite le même écueil est anglaise ; quant à l’Irlande, voisine et sujette de l’Angleterre, elle a horreur de l’Angleterre.

Le parlement d’Angleterre opprime l’Irlande par une foule de bills injustes et vexatoires. L’Irlande répond par des insurrections nocturnes. Toutes les nuits, tantôt dans un comté, tantôt dans l’autre, cent, deux cents, trois cents paysans se lèvent, battent le pays armés et masqués, rançonnant les francs-tenanciers anglais, faisant rendre gorge aux propriétaires protestants. Triste et fatale lutte ! Le peuple irlandais dit dans son langage figuré et sombre : Ce que fait le législateur de midi sera défait par le législateur de minuit.

[1840.]

  1. [Variante] infirmité