Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome I.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs de l’époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n’est autre chose que l’autorité en littérature, leur a enseigné que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient être également vrais dans la forme ; sous ce rapport, ils ont fait faire un pas à la poésie. Les écrivains des autres peuples et des autres temps, même les admirables poëtes du grand siècle, ont trop souvent oublié, dans l’exécution, le principe de vérité dont ils vivifiaient leur composition. On rencontre fréquemment dans leurs plus beaux passages des détails empruntés à des mœurs, à des religions ou à des époques trop étrangères au sujet. Ainsi l’horloge qui, au grand amusement de Voltaire, désigne au Brutus de Shakespeare l’heure où il doit frapper César, cette horloge, qui existait, comme on voit, bien avant qu’il y eût des horlogers, se retrouve, au milieu d’une brillante description des dieux mythologiques, placée par Boileau à la main du Tems. Le canon, dont Calderon arme les soldats d’Héraclius et Milton les archanges des ténèbres, est tiré, dans l’Ode sur Namur, par dix mille vaillans Alcides qui en font pétiller les remparts. Et certes, puisque les Alcides du législateur du Parnasse tirent du canon, le Satan de Milton peut, à toute force, considérer cet anachronisme comme de bonne guerre. Si dans un siècle littéraire encore barbare, le père Lemoyne, auteur d’un poëme de Saint Louis, fait sonner les vêpres siciliennes par les cors des noires Euménides, un âge éclairé nous montre J.-B. Rousseau envoyant (dans son Ode au comte de Luc, dont le mouvement lyrique est fort remarquable) un prophète fidèle jusque chez les dieux interroger le Sort ; et en trouvant fort ridicules les Néréides dont Camoëns obsède les compagnons de Gama, on désirerait, dans le célèbre Passage du Rhin de Boileau[1], voir autre chose que des naïades crain-

  1. Les personnes de bonne foi comprendront aisément pourquoi nous citons ici fréquemment le nom de Boileau. Les fautes de goût, dans un homme d’un