Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/114

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le reconnut pour l’avoir vu figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de Drontheim, se sentit près de défaillir d’épouvante, en songeant surtout au motif personnel qu’il avait depuis la veille pour craindre ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d’une voix presque inarticulée :

— C’est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus !

Ordener, d’abord frappé d’horreur, tressaillit et regretta la route et la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité indéfinissable s’empara de lui, et, tout en plaignant l’embarras et l’épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux paroles et à l’habitude de vie de l’être singulier qu’il avait sous les yeux, comme on écoute avidement le grondement d’une hyène ou le rugissement d’un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre Benignus était loin d’avoir l’esprit assez libre pour faire de son côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre, attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne respirait que par gros soupirs.

Cependant l’hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier d’agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint s’asseoir en face d’Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres ; et sa femme, après avoir chargé la table d’une cruche de bière miellée, d’un morceau de rindebrod[1] et de cinq assiettes de bois, s’assit devant le feu, et s’occupa d’aiguiser les pinces ébréchées de son mari.

— Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de l’agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi ramené votre coiffure sur votre visage ?

— Le vent… seigneur, l’orage… balbutia le tremblant Spiagudry.

— Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue, vous devez être bien amusant.

— Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres, montrant ses dents et clignant son œil pour avoir l’air de rire, je ne suis qu’un pauvre vieux…

— Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque vieux sorcier.

— Oh ! seigneur maître, savant oui, sorcier non.

  1. Pain d’écorce dont se nourrit la classe indigente en Norvège.