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XXIII

Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie. Mais, hélas ! les scènes de l’attente, des adieux, les pensées, les souvenirs doux et amers, les rêves enchanteurs des êtres qui aiment ! qui peut les rendre ?
Maturin, Bertram.



Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits sourds et lointains.

En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la nuit. Son œil, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les montagnes parmi les nuages ; son imagination eût animé toutes les formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes des pierres ; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son œil s’était tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge. — C’était le fanal de Munckholm.

Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son cœur se souleva de ravissement ; son sein gonflé, palpitant avec force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait l’astre de consolation et