Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/286

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rompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d’être jugé aussi sévèrement par vous, ma fille, et j’avais cru jusqu’ici que vous n’aviez point tant d’aversion pour lui. Ses dehors sont francs et nobles, ce qui ne prouve rien à la vérité ; mais je dois dire qu’il ne me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu’il lui suffise de porter une âme d’homme pour renfermer en lui le germe de tous les vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée.

Le vieillard s’arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa fille, il ajouta :

— Averti intérieurement de l’approche de ma mort, j’ai médité sur lui et sur vous, Éthel ; et s’il revient, comme j’en ai l’espérance, — je vous le donne pour protecteur et pour mari.

Éthel pâlit, trembla ; c’était au moment où son rêve de bonheur venait de s’envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette pensée si amère : J’aurais donc pu être heureuse ! vint rendre à son désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler, de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans ses yeux.

Le père attendait.

— Quoi ! dit-elle enfin d’une voix éteinte, vous me le destiniez pour mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille, son nom ?

— Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine.

Le ton du vieillard était presque impérieux ; Éthel soupira.

— …Je vous le destine, dis-je ; et que m’importe sa naissance ? je n’ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa personne. Songez-y ; c’est la seule ancre de salut qui vous reste. Je crois qu’il n’a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous montrez pour lui.

La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel.

— Vous m’entendez, Éthel ; je le répète, que me fait sa naissance ? Il est sans doute d’un rang obscur, car on n’enseigne pas à ceux qui naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne manifestez pas d’orgueilleux regrets, ma fille ; n’oubliez pas qu’Éthel Schumacker n’est plus princesse de Wollin et comtesse de Tonsberg ; vous êtes redescendue plus bas que le point d’où votre père s’est élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que soit sa famille. S’il est d’une humble naissance, tant mieux, ma fille ; vos jours du moins seront à l’abri des orages qui ont tourmenté les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l’envie et de la haine des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien différente de la mienne, car elle s’achèvera mieux qu’elle n’aura commencé.