Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/307

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L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur ; elle se trompait.

Le sixième accusé venait de se lever ; noble et superbe, il avait écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le président lui avait adressées il avait répondu d’une voix ferme et haute :

— Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog.

Un cri de surprise échappa au secrétaire :

— Le fils du vice-roi !

— Le fils du vice-roi ! répétèrent toutes les voix, comme si la salle eût en ce moment mille échos.

Le président avait reculé sur son siège ; les juges, jusqu’alors immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire ; les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles de fer ; la foule entière parlait comme d’une seule bouche ; et les gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de surprise à la rumeur universelle.

Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait concevoir ce qui se passa dans l’âme d’Éthel ? Qui pourrait rendre ce mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur ? cette attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance, et n’en était cependant pas ? — Il était devant elle, sans qu’elle fût devant lui ! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas ! c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort, qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là ; oui, il était là. Un vain songe ne l’abusait pas ; oh ! c’était bien lui, cet Ordener, hélas ! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu. — Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange sauveur ou comme un fatal génie ? Devait-elle espérer en lui ou trembler pour lui ? — Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint ; toutes les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu qu’elle était évanouie.

Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces regards qui embrassent