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BUG-JARGAL.

oncle de fureur, c’était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s’agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; ses lèvres bleues tremblaient. L’esclave le considéra un instant d’un air calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu’il tenait à la main :

— Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.

Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son vœu, et se précipitait sur la hache, quand j’intervins à mon tour. Je m’emparai lestement de la cognée, et je la jetai dans le puits d’une noria, qui était voisine.

— Que fais-tu ? me dit mon oncle avec emportement.

— Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C’est à cet esclave que vous devez Marie ; c’est le nègre dont vous m’avez promis la liberté.

Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l’esprit ulcéré du colon.

— Sa liberté ! me répliqua-t-il d’un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté ! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.

Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l’on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d’avoir porté la main sur un blanc. De l’esclave au maître, c’était un crime capital.