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BUG-JARGAL.

su magestad catolica ? (La tactique des principaux chefs rebelles était de faire croire qu’ils agissaient, tantôt pour le roi de France, tantôt pour la révolution, tantôt pour le roi d’Espagne.)

Je croisai les bras sur ma poitrine, et le regardai fixement. Il recommença à ricaner. Ce tic lui était familier.

— Oh ! oh ! me pareces hombre de buen corazon[1]. Eh bien, écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?

— Non, répondis-je, je suis français.

Mon assurance lui fit froncer le sourcil. Il reprit en ricanant :

— Tant mieux ! Je vois à ton uniforme que tu es officier. Quel âge as-tu ?

— Vingt ans.

— Quand les as —tu atteints ?

À cette question, qui réveillait en moi de bien douloureux souvenirs, je restai un moment absorbé dans mes pensées. Il la répéta vivement. Je lui répondis :

— Le jour où ton compagnon Léogri fut pendu.

La colère contracta ses traits ; son ricanement se prolongea. Il se contint cependant.

— Il y a vingt-trois jours que Léogri fut pendu, me dit-il. Français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt-quatre jours de plus que lui. Je veux te laisser au monde encore cette journée, afin que tu puisses lui conter où en est la liberté de ses frères, ce que tu as vu dans le quartier général de Jean Biassou, maréchal de camp, et quelle est l’autorité de ce généralissime sur les gens du roi.

C’était sous ce titre que Jean-François, qui se faisait appeler grand amiral de France, et son camarade Biassou, désignaient leurs hordes de nègres et de mulâtres révoltés.

Alors il ordonna que l’on me fît asseoir entre deux gardes dans un coin de la grotte, et, adressant un signe de la main à quelques nègres affublés de l’habit d’aide de camp :

— Qu’on batte le rappel, que toute l’armée se rassemble autour de notre quartier général, pour que nous la passions en revue. Et vous, monsieur le chapelain, dit-il en se tournant vers l’obi, couvrez-vous de vos vêtements sacerdotaux, et célébrez pour nous et nos soldats le saint sacrifice de la messe.

L’obi se leva, s’inclina profondément devant Biassou, et lui dit à l’oreille quelques paroles que le chef interrompit brusquement et à haute voix.

  1. Tu me parais homme de bon courage.