Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/57

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savez-vous qui je suis ? Non, non, s’il vous plaît, prince contre prince, berger contre berger, comme disait le beau Léandre.

— S’il faut dire aussi : lâche contre lâche ! reprit Ordener, assurément je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous.

— Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez seulement l’uniforme.

— Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte le sabre.

Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.

— Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir ; car Cyrus allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.

— Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas la cause et le témoin d’un pareil malheur ! — Puis, levant sur lui ses beaux yeux, elle ajouta : — Ordener, je t’en supplie !

Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et le lieutenant s’écria :

— Par ma foi, chevalier, — j’ignore si vous l’êtes, mais je vous en donne le titre parce que vous paraissez le mériter, — moi et vous agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils puissent avoir des dames pour causes. Nous ne pouvons donc ici convenablement parler que du duellum remotum, et, comme l’offensé, si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse trempé dans le lac de Sparbo.

Le duel ajourné que l’officier proposait à Ordener était en usage dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le duellum remotum. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même