Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/683

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Je donnai un coup de coude dans le carreau d’un boulanger ; j’empoignai un pain, et le boulanger m’empoigna ; je ne mangeai pas le pain, et j’eus les galères à perpétuité, avec trois lettres de feu sur l’épaule. — Je te montrerai, si tu veux. — On appelle cette justice-là la récidive. Me voilà donc cheval de retour[1]. On me remit à Toulon ; cette fois avec les bonnets verts[2]. Il fallait m’évader. Pour cela, je n’avais que trois murs à percer, deux chaînes à couper, et j’avais un clou. Je m’évadai. On tira le canon d’alerte ; car, nous autres, nous sommes, comme les cardinaux de Rome, habillés de rouge, et on tire le canon quand nous partons. Leur poudre alla aux moineaux. Cette fois, pas de passeport jaune, mais pas d’argent non plus. Je rencontrai des camarades qui avaient aussi fait leur temps ou cassé leur ficelle. Leur coire[3] me proposa d’être des leurs, on faisait la grande soulasse sur le trimar[4]. J’acceptai, et je me mis à tuer pour vivre. C’était tantôt une diligence, tantôt une chaise de poste, tantôt un marchand de bœufs à cheval. On prenait l’argent, on laissait aller au hasard la bête ou la voiture, et l’on enterrait l’homme sous un arbre, en ayant soin que les pieds ne sortissent pas ; et puis on dansait sur la fosse, pour que la terre ne parût pas fraîchement remuée. J’ai vieilli comme cela, gîtant dans les broussailles, dormant aux belles étoiles, traqué de bois en bois, mais du moins libre et à moi. Tout a une fin, et autant celle-là qu’une autre. Les marchands de lacets[5], une belle nuit, nous ont pris au collet. Mes fanandels[6] se sont sauvés ; mais moi, le plus vieux, je suis resté sous la griffe de ces chats à chapeaux galonnés. On m’a amené ici. J’avais déjà passé par tous les échelons de l’échelle, excepté un. Avoir volé un mouchoir ou tué un homme, c’était tout un pour moi désormais ; il y avait encore une récidive à m’appliquer. Je n’avais plus qu’à passer par le faucheur[7]. Mon affaire a été courte. Ma foi, je commençais à vieillir et à n’être plus bon à rien. Mon père a épousé la veuve[8], moi je me retire à l’abbaye de Mont’-à-Regret[9]. — Voilà, camarade.

J’étais resté stupide en l’écoutant. Il s’est remis à rire plus haut encore qu’en commençant, et a voulu me prendre la main. J’ai reculé avec horreur.

— L’ami, m’a-t-il dit, tu n’as pas l’air brave. Ne va pas faire le sinvre devant la carline[10]. Vois-tu, il y a un mauvais moment à passer sur la placarde[11] ; mais cela est sitôt fait ! Je voudrais être là pour te montrer la culbute. Mille dieux ! j’ai envie de ne pas me pourvoir, si l’on veut me faucher

  1. Ramené au bagne.
  2. Les condamnés à perpétuité.
  3. Leur chef.
  4. On assassinait sur les grands chemins.
  5. Les gendarmes.
  6. Camarades.
  7. Le bourreau.
  8. A été pendu.
  9. La guillotine.
  10. Le poltron devant la mort.
  11. Place de Grève.