Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/768

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Monsieur, poursuivit Claude, j’ai besoin d’Albin pour vivre.

Il ajouta :

— Vous savez que je n’ai pas assez de quoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait son pain avec moi.

— C’était son affaire, dit le directeur.

— Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire remettre Albin dans le même quartier que moi ?

— Impossible. Il y a décision prise.

— Par qui ?

— Par moi.

— Monsieur D., reprit Claude, c’est la vie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.

— Je ne reviens jamais sur mes décisions.

— Monsieur, est-ce que je vous ai fait quelque chose ? Que vous ai-je fait ?

— Rien.

— En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d’Albin ?

— Parce que, dit le directeur.

Cette explication donnée, le directeur passa outre.

Claude baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien !

Nous sommes forcé de dire que le chagrin de cette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblement changé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et il avait faim. Rien de plus.

Cependant ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de sinistre et de sombre qui s’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux que jamais.

Plusieurs voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.

Tous les soirs, depuis l’explication que lui avait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et de colère qui tenait à la fois de la prière et de la menace ces deux mots seulement : Et Albin ? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant les épaules.

Cet homme avait tort de hausser les épaules, car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènes étranges que Claude Gueux était intérieu-