Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/776

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contre et la plaidoirie pour firent, chacune à leur tour, les évolutions qu’elles ont coutume de faire dans cette espèce d’hippodrome qu’on appelle un procès criminel.

Claude jugea que tout n’était pas dit. Il se leva à son tour. Il parla de telle sorte qu’une personne intelligente qui assistait à cette audience s’en revint frappée d’étonnement. Il paraît que ce pauvre ouvrier contenait bien plutôt un orateur qu’un assassin. Il parla debout, avec une voix pénétrante et bien ménagée, avec un œil clair, honnête et résolu, avec un geste presque toujours le même, mais plein d’empire. Il dit les choses comme elles étaient, simplement, sérieusement, sans charger ni amoindrir, convint de tout, regarda l’article 296 en face, et posa sa tête dessous. Il eut des moments de véritable haute éloquence qui faisaient remuer la foule, et où l’on se répétait à l’oreille dans l’auditoire ce qu’il venait de dire. Cela faisait un murmure pendant lequel Claude reprenait haleine en jetant un regard fier sur les assistants. Dans d’autres instants, cet homme qui ne savait pas lire était doux, poli, choisi, comme un lettré ; puis, par moments encore, modeste, mesuré, attentif, marchant pas à pas dans la partie irritante de la discussion, bienveillant pour les juges. Une fois seulement, il se laissa aller à une secousse de colère. Le procureur du roi avait établi dans le discours que nous avons cité en entier que Claude Gueux avait assassiné le directeur des ateliers sans voie de fait ni violence de la part du directeur, par conséquent sans provocation.

— Quoi ! s’écria Claude, je n’ai pas été provoqué ! Ah ! oui, vraiment, c’est juste. Je vous comprends. Un homme ivre me donne un coup de poing, je le tue, j’ai été provoqué, vous me faites grâce, vous m’envoyez aux galères. Mais un homme qui n’est pas ivre et qui a toute sa raison me comprime le cœur pendant quatre ans, m’humilie pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatre ans ! J’avais une femme pour qui j’ai volé, il me torture avec cette femme ; j’avais un enfant pour qui j’ai volé, il me torture avec cet enfant ; je n’ai pas assez de pain, un ami m’en donne, il m’ôte mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, il me met au cachot. Je lui dis vous, à lui mouchard, il me dit tu. Je lui dis que je souffre, il me dit que je l’ennuie. Alors que voulez-vous que je fasse ? Je le tue. C’est bien. Je suis un monstre, j’ai tué cet homme, je n’ai pas été provoqué, vous me coupez la tête. Faites ! —

Mouvement sublime, selon nous, qui faisait tout à coup surgir, au-dessus du système de provocation matérielle, sur lequel s’appuie l’échelle mal proportionnée des circonstances atténuantes, toute une théorie de la provocation morale oubliée par la loi.