Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/93

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— Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous êtes accouru sur-le-champ pour me voir.

— Oh ! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville où j’ai rencontré Musdœmon, qui m’a conduit ici.

La pauvre mère soupira profondément.

— À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous voir. Vous me direz si les nœuds de ruban rose au bas du justaucorps sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau ? Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir les boucles, ni…

La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul amour qu’elle eût au monde.

— Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de songer à vos plaisirs.

— Vous avez été malade, ma mère ? Eh bien, maintenant vous sentez-vous mieux ? — À propos, comment va ma meute de chiens normands ? Je parie qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon retour. — Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.

— Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix altérée.

Ç’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cœur de l’infortunée comtesse.

Musdœmon riait dans un coin de l’appartement.

— Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes ; à quoi bon ces apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les tours de Munckholm est imprenable ?

— En honneur ! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche ? Que faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire comme l’empereur de Mauritanie ?