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LES MISÉRABLES. — COSETTE.

— Joue donc, Cosette, dit l’étranger.

— Oh ! je joue, répondit l’enfant.

Cet étranger, cet inconnu qui avait l’air d’une visite que la providence faisait à Cosette, était en ce moment-là ce que la Thénardier haïssait le plus au monde. Pourtant il fallait se contraindre. C’était plus d’émotions qu’elle n’en pouvait supporter, si habituée qu’elle fut à la dissimulation par la copie qu’elle tâchait de faire de son mari dans toutes ses actions. Elle se hâta d’envoyer ses filles coucher, puis elle demanda à l’homme jaune la permission d’y envoyer aussi Cosette, — qui a bien fatigué aujourd’hui, ajoutât-elle d’un air maternel. Cosette s’alla coucher emportant Catherine entre ses bras.

La Thénardier allait de temps en temps à l’autre bout de la salle où était son homme, pour se soulager l’âme, disait-elle. Elle échangeait avec son mari quelques paroles d’autant plus furieuses qu’elle n’osait les dire haut :

— Vieille bete ! qu’est-ce qu’il a donc dans le ventre ? Venir nous déranger ici ! vouloir que ce petit monstre joue ! lui donner des poupées ! donner des poupées de quarante francs à une chienne que je donnerais moi pour quarante sous ! Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la duchesse de Berry ! Y a-t-il du bon sens ? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là ?

— Pourquoi ? C’est tout simple, répliquait le Thénardier. Si ça l’amuse ! Toi, ça t’amuse que la petite travaille, lui, ça l’amuse qu’elle joue. Il est dans son droit. Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu’est-ce que ça te fait ? Si c’est un imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu’il a de l’argent ?

Langage de maître et raisonnement d’aubergiste qui n’admettaient ni l’un ni l’autre la réplique.

L’homme s’était accoudé sur la table et avait repris son attitude de rêverie. Tous les autres voyageurs, marchands et rouliers, s’étaient un peu éloignés et ne chantaient plus. Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu, qui tirait de sa poche les roues de derrière avec tant d’aisance et qui prodiguait des poupées gigantesques à de petites souillons en sabots, était certainement un bonhomme magnifique et redoutable.

Plusieurs heures s’écoulèrent. La messe de minuit était dite, le réveillon était fini, les buveurs s’en étaient allés, le cabaret était fermé, la salle basse était déserte, le feu s’était éteint, l’étranger était toujours à la même place et dans la même posture. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s’appuyait. Voilà tout. Mais il n’avait pas dit un mot depuis que Cosette n’était plus là.

Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité, étaient restés dans