Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
369
UN GROUPE QUI A FAILLI DEVENIR…

échafaudait croulait sur lui, S’il fendait du bois, il se coupait un doigt. S’il avait une maîtresse, il découvrait bientôt qu’il avait aussi un ami. À tout moment quelque misère lui advenait ; de là sa jovialité. Il disait : J’habite sous le toit des tuiles qui tombent. Peu étonné, car pour lui l’accident était le prévu, il prenait la mauvaise chance en sérénité et souriait des taquineries de la destinée comme quelqu’un qui entend la plaisanterie. Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeur était inépuisable. Il arrivait vite à son dernier sou, jamais à son dernier éclat de rire. Quand l’adversité entrait chez lui, il saluait cordialement cette ancienne connaissance ; il tapait sur le ventre aux catastrophes ; il était familier avec la Fatalité au point de l’appeler par son petit nom. — Bonjour, Guignon, lui disait-il.

Ces persécutions du sort l’avaient fait inventif. Il était plein de ressources. Il n’avait point d’argent, mais il trouvait moyen de faire, quand bon lui semblait, « des dépenses effrénées ». Une nuit, il alla jusqu’à manger « cent francs » dans un souper avec une péronnelle, ce qui lui inspira au milieu de l’orgie ce mot mémorable : Fille de cinq louis, tire-moi mes bottes.

Bossuet se dirigeait lentement vers la profession d’avocat ; il faisait son droit, à la manière de Bahorel. Bossuet avait peu de domicile ; quelquefois pas du tout. Il logeait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, le plus souvent chez Joly. Joly étudiait la médecine. Il avait deux ans de moins que Bossuet.

Joly était le malade imaginaire jeune. Ce qu’il avait gagné à la médecine, c’était d’être plus malade que médecin. À vingt-trois ans, il se croyait valétudinaire et passait sa vie à regarder sa langue dans son miroir. Il affirmait que l’homme s’aimante comme une aiguille, et dans sa chambre il mettait son lit la tête au midi et les pieds au nord, afin que, la nuit, la circulation de son sang ne fût pas contrariée par le grand courant magnétique du globe. Dans les orages, il se tâtait le pouls. Du reste, le plus gai de tous. Toutes ces incohérences, jeune, maniaque, malingre, joyeux, faisaient bon ménage ensemble, et il en résultait un être excentrique et agréable que ses camarades, prodigues de consonnes ailées, appelaient Jolllly. — Tu peux t’en voler sur quatre L, lui disait Jean Prouvaire.

Joly avait l’habitude de se toucher le nez avec le bout de sa canne, ce qui est l’indice d’un esprit sagace.

Tous ces jeunes gens, si divers, et dont, en somme, il ne faut parler que sérieusement, avaient une même religion : le Progrès.

Tous étaient les fils directs de la révolution française. Les plus légers devenaient solennels en prononçant cette date : 89. Leurs pères selon la chair étaient ou avaient été feuillants, royalistes, doctrinaires ; peu importait ; ce pêle-mêle antérieur à eux, qui étaient jeunes, ne les regardait point ;