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LES MISÉRABLES. — MARIUS.

yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son langage, empreint d’une sorte d’insolence modérée et sournoise, était réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n’était tout à l’heure qu’un brigand on sentait maintenant « l’homme qui a étudié pour être prêtre ».

Le silence qu’avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait jusqu’à l’oubli même du soin de si vie, cette résistance opposée au premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun à Marius, et l’étonnait péniblement.

L’observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de monsieur Leblanc, Mais, quel qu’il fut, lié de cordes, entouré de bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui s’enfonçait sous lui d’un degré à chaque instant, devant la fureur comme devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible ; et Marius ne pouvait s’empêcher d’admirer en un pareil moment ce visage superbement mélancolique.

C’était évidemment une âme inaccessible à l’épouvante et ne sachant pas ce que c’est que d’être éperdue. C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si inévitable que fût la catastrophe, il n’y avait rien là de l’agonie du noyé ouvrant sous l’eau des yeux horribles.

Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le paravent qu’il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles écarlates.

Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.

— Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure, je ne sais où j’avais l’esprit, j’ai été beaucoup trop loin, j’ai dit des extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai dit que j’exigeais de l’argent, beaucoup d’argent, immensément d’argent. Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche, vous avez vos charges, qui n’a pas les siennes ? Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces gens qui, parce qu’ils ont l’avantage de la position, profitent de cela pour être ridicules. Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.

M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit :

— Vous voyez que je ne mets pas mal d’eau dans mon vin. Je ne connais pas l’état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à